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Henri Milk
Space Opera - Sélection du jury Short Éditions et Short Éditions Jeunesse
By Zabal Posted in Nouvelle on 16 juin 2020 0 Comments 36 min read
La dame de Mel Previous Le royaume des cieux Next

Chaque fois que je partais en mission avec lui, mon père me laissait les mêmes instructions : « Si je ne suis pas revenu à l’heure dite, lance le programme de pilotage automatique numéro trois. Kerbi te guidera ensuite. » Kerbi était le nom de notre IA à interface vocale, la plus sophistiquée des auxiliaires de bord comme elle aimait le répéter. Une fois, papa était rentré avec vingt-neuf secondes de retard. Kerbi avait allumé les moteurs et n’aurait pas hésité à l’abandonner. Heureusement, il était arrivé juste avant le décollage et ne m’avait jamais refait ce coup.

Mon père était marchand intergalactique de médicaments. Grâce à son commerce, de nombreux malades sans moyen pouvaient se soigner. J’aimais ce qu’il faisait. Il sauvait des vies et restait humble. Sa mission était de première nécessité, mais il n’avait pas le droit de séjourner longtemps au même endroit. Il me racontait que les gouvernements autorisaient la vente ambulante seulement quelques minutes par jour pour ne pas faire de tort aux établissements installés. Nos produits étaient les meilleurs et je trouvais ce règlement idiot.

Je n’avais jamais le droit de l’accompagner pendant ses sorties et devais rester dans le vaisseau. Discuter avec Kerbi et utiliser les télécommunicateurs m’était interdit. Ces contraintes, avec le temps, me questionnaient. Nous nous posions toujours en périphérie des métropoles pour ne pas que la Murène – notre transporteur – soit repérée. Cette fois, nous étions cachés entre deux longues crêtes rocheuses. Je m’impatientais. Derrière les vitres poussiéreuses du cockpit, la vue était triste. La planète X-23-17EN était un grand désert parcouru de chaînes de montagnes noires. Respirer l’air vicié de cette atmosphère ne me tentait pas, mais l’envie de passer le scaphandre pour me dégourdir les jambes me dévorait. Soudain, la lumière rouge de l’indicateur d’appel se mit à clignoter. Elle se reflétait sur toutes les surfaces métalliques de l’habitacle. Mon cœur s’emballa. Mon père était l’unique personne susceptible de me joindre, mais je n’avais pas le droit de décrocher. Je ne savais plus quoi faire. Le signal perdurait. L’insistance était évidente. « Et s’il lui était arrivé quelque chose ? pensai-je. Si j’étais le seul à pouvoir l’aider ? » Cette hypothèse me poussa à désobéir. Je basculai le commutateur et le clignotement angoissant de la lumière rouge cessa. Une autre frayeur lui succéda : celle du silence. Il s’éternisait. Le temps était comme arrêté. J’attendais que mon père s’exprime, mais aucun son ne sortait du haut-parleur. « Papa ! » articulai-je d’une voix tremblante. Je n’eus aucune réponse. Je raccrochai. Qu’avais-je fait ? Des larmes de panique inondaient mes yeux. J’avais besoin d’aide et seule Kerbi pouvait m’offrir la sienne, mais je n’avais pas le droit de la solliciter avant la fin du compte à rebours. Le quart d’heure qu’affichaient en bleu les aiguilles de la grande horloge digitale m’aurait rassuré en temps normal, mais là, attendre s’avérait impossible. Tant pis ! J’avais déjà enfreint la première règle, je n’allais pas me poser mille questions avant de saborder la deuxième. J’activai l’interface.

— Allumage des moteurs, dit la douce voix de notre intelligence artificielle.

— Non, capitaine ! répliquai-je.

Kerbi aimait être appelée capitaine, ça la flattait.

— Nous ne partons pas, affirmai-je. Le temps n’est pas écoulé.

— Alors je ne devrais pas être réveillée.

— J’ai reçu un appel. Je croyais que c’était papa, mais personne ne parlait.

— Tu as décroché. Tu as désobéi.

Sa voix était toujours posée, même quand elle me faisait un reproche.

— Allumage des moteurs, répéta-t-elle.

— Non, il faut attendre !

— Les circonstances m’obligent à lancer le programme numéro trois.

— Mais on ne peut pas le laisser ici !

— J’ai bien peur que oui. Ce sont les ordres.

— Tu m’embêtes avec tes ordres. On n’abandonne pas papa.

— Attache ta ceinture !

— Non !

— Un vaisseau de la police sénatoriale patrouille dans les environs. La Murène est repérée.

— Comment ils ont fait ?

— Tu as décroché. Ils nous ont localisés.

Les réacteurs vrombissaient. Soudain, la propulsion souleva un immense nuage de sable. Je pleurais et avais du mal à m’attacher. En l’espace de quelques secondes, le vaisseau traversa l’atmosphère et disparut dans la nuit galactique. Je n’avais plus mon père.

— Quand est-ce que je vais le revoir ? demandai-je.

Les sanglots faisaient trébucher ma voix. Kerbi ne répondait pas.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Silence.

— Pourquoi il m’a appelé sans parler ?

Toujours muette.

— Pourquoi tu ne parles pas toi non plus ?

— Je ne suis pas programmée pour conjecturer. Pose-moi une question qui appelle une réponse d’inférence.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes.

— Ça va s’arranger. Tu retournes à l’école.

— Pas question ! Tout mais pas l’école.

— Programme de pilotage automatique numéro trois. Retour à l’école. Système RD 1596, planète Py-T-1-GO-18. Continent Nord, district EI-27. Collège de l’Entente Familiale. C’est comme ça.

— Fais demi-tour ! ordonnai-je.

— Je suis triste pour toi, Henri. Je voudrais te serrer dans mes bras, mais je n’en ai pas.

Ses paroles étaient sincères, mais elle ne pouvait m’apporter aucun réconfort, pas en l’absence de mon père.

— Je ne sortirai pas de ce vaisseau.

— Tu veux parier ?

— Méchante !

Le navordinateur indiquait une durée de voyage inférieure à deux heures trente. Je quittai le cockpit pour m’enfermer dans ma chambre. Bob, mon androïde d’enseignement, sortit de sa léthargie.

— Que puis-je faire pour toi ? me demanda-t-il.

— Papa n’est pas rentré. Nous sommes partis sans lui.

— J’entends de la colère et de la tristesse dans ta voix. Mon analyse est-elle juste ?

— Bien sûr qu’elle est juste !

— Veux-tu que je chante pour te rassurer ?

— Bon sang, non !

— Un sirop à la menthe ?

— Non !

Il m’agaçait vraiment, lui aussi.

— Kerbi m’amène à l’école, dis-je. C’est fini les voyages spatiaux pour moi.

Bob ne réagissait pas.

— Tu ne m’apprendras plus rien, Bob. On ne vivra plus ensemble.

— Qu’est-ce que je vais devenir ? s’inquiéta-t-il.

— Tu iras avec un autre enfant.

— Ouf ! Je suis rassuré.

— Tu n’es pas triste ?

— Tant qu’on ne m’envoie pas à la fonderie.

Son indifférence me consternait.

— C’est tout l’effet que ça te fait ?

— Nous avons passé de bons moments. Tu as été mon quatre-vingt-cinquième élève.

— Quatre-vingt-cinquième ? Mais tu as quel âge ?

— Cent trois ans dans le processeur, mais je suis comme neuf.

Il ressemblait à un enfant humain. Il était à peine plus grand que moi et ses mouvements avaient une belle fluidité grâce à son squelette polystructuré et son enveloppe en élastomère. Ce modèle dispensait, en plus des enseignements généraux, des cours d’éducation physique. Il fallait qu’il soit souple.

— Cent trois ans à rabâcher, c’est long, dis-je.

— J’ai commencé comme décrypteur de messages codés. J’étais brillant. Ensuite, ils m’ont recyclé. J’espère que mon prochain élève sera sage et sérieux, pas comme toi, ajouta-t-il pour me taquiner.

Je n’avais pas envie de rire.

— Ça ne ramènera pas mon père, répliquai-je.

Kerbi répétait qu’il fallait que je prépare mes affaires. J’étais debout à côté de Bob et nos deux silhouettes se reflétaient dans le miroir. Il me vint une idée.

— Bob, tu vas me remplacer. Tu quitteras le vaisseau à ma place.

— Je ne peux pas faire ça. Je suis programmé pour enseigner, pas pour m’assoir sur les bancs de l’école.

— Bob, je t’ai menti. Tu n’iras pas avec un autre enfant. Tu iras à la fonderie.

Le visage de mon professeur se figea. Il savait imiter quelques-unes de nos expressions, mais je ne connaissais pas celle-là. J’avais réussi mon coup.

— Tu as buggé, Bob ?

— Je ne veux pas aller à la fonderie. Je peux encore servir. Mes états de service sont excellents.

— Alors tu iras à ma place au collège et ils te trouveront un emploi.

— Vraiment ?

— Oui. L’enseignement, c’est ton domaine.

Je lui préparai sa tenue. Jogging ample, veste à capuche, lunettes de soleil, baskets.

— Tu marcheras la tête baissée, Bob.

— Pourquoi ?

Son visage manquait d’expressivité et trahissait sa vraie nature.

— Parce que tu n’as pas envie d’aller à l’école. L’école, c’est barbant, tu es triste.

— Bien sûr que j’ai envie. C’est mieux que la fonderie.

— Oui, mais tu dois prendre ma place. Alors sois triste !

— D’accord.

Mon père occupait toutes mes pensées. Qu’avait-il bien pu lui arriver ?

— Nous y sommes, annonça Kerbi. Avec un comité d’accueil exceptionnel. J’ai prévenu le proviseur et il s’est déplacé en personne. Tu es un passager de marque.

— Zut ! dis-je à Bob. Ils vont tout de suite se rendre compte que ce n’est pas moi. Restons cachés jusqu’à ce qu’ils repartent. Quel est le meilleur endroit pour se planquer dans le vaisseau ?

— L’atelier de réparation. C’est un vrai bazar. Albert voudrait que j’y mette de l’ordre, mais mon programme de rangement n’est pas assez élaboré pour une tâche aussi complexe. J’ai quand même réussi à retrouver toutes mes cartes d’extension ! Tu sais que j’ai également joué les interprétateurs systèmes et les contrôleurs-soudeurs de circuits imprimés ?

— Quelle vie ! lançai-je avec la plus grande indifférence.

La Murène allait bientôt se poser. Je me contorsionnai pour entrer dans une grande valise à roulettes.

— Pourquoi tu te caches là-dedans ?

— Parce que Kerbi surveille tous les couloirs. Quand on sortira d’ici pour se cacher dans l’atelier, elle pensera que tu es moi et croira que tu es toujours dans la chambre. Ensuite, tu quitteras l’atelier avec la valise vide pour te rendre à l’école. C’est clair ?

— Non, Henri.

— Tant pis. Allons-y ! À l’atelier !

Une fois dans le couloir, Kerbi me souhaita une bonne scolarité. Mon plan fonctionnait. Bob et moi ne faisions qu’un. Elle s’inquiéta quand je commandai discrètement à mon complice de prendre l’élévateur pour gagner le pont inférieur.

— Où vas-tu, Henri ? demanda-t-elle. Inutile de chercher à te cacher.

Une fois dans l’atelier, nous étions de nouveau tranquilles, sans surveillance. Je pouvais sortir de la valise. Kerbi abaissa la passerelle du vaisseau.

— Henri, tu es attendu, déclara-t-elle. Ne sois pas stupide ! Qu’espères-tu ? Tu ne pourras pas te cacher éternellement. Ne donne pas une mauvaise image de toi !

Sur le moniteur de sécurité, je voyais le proviseur et deux de ses auxiliaires s’agiter. J’étais content de ne pas entendre ce qu’ils disaient. Kerbi les dirigea vers l’atelier. J’avais verrouillé la porte de l’intérieur, manuellement.

— Ça ne lui ressemble pas, répétait Kerbi au trio éducatif. Il est perturbé. Il va sortir.

Le comité d’accueil, excédé, s’en alla. La place, sur l’astroport, était déserte.

— Henri, tu leur as fait perdre un temps précieux et tu me fais perdre le mien. Tu n’es pas raisonnable.

— Je pensais que tu m’aimais bien, la grondai-je. Mais en fait, je ne suis rien pour toi.

— Ne parle pas comme ça ! Tu sais que c’est faux.

— Non. Tu m’abandonnes.

— Je n’ai pas le choix. Je dois retourner à ma base, je ne peux pas t’emmener.

— Pourquoi ?

— Programme de pilotage automatique numéro trois…

Je raccrochai. Elle m’agaçait.

— C’est à toi de jouer, Bob. Baisse la tête ! Et si tu croises quelqu’un, fais semblant d’être triste !

— Je ne sais pas faire ça.

— Un effort, Bob. N’oublie pas la fonderie !

Il partit et je me retrouvai seul dans l’atelier. J’étais trop préoccupé par la disparition de mon père pour pleurer mon androïde. Quelques minutes plus tard, la Murène décolla. Je jetai un œil sur un écran de contrôle pour connaître note destination : Système SR4, planète TAT-01. Jamais entendu parler. Un voyage de près de dix heures m’attendait. Je ne devais absolument pas me faire repérer, sinon je m’exposais à un rapatriement illico. J’observais l’attirail mécanique, électrique et électronique éparpillé sur l’établi. Toutes les cartes d’extension de Bob étaient rangées sur une étagère. Il avait vécu, ce Bob. La tristesse me gagna plus intensément. Dans la même journée, j’avais perdu mon père et mon unique compagnon.

Dix heures plus tard, j’avais réussi le pari de la discrétion. Je n’avais été qu’une fois aux toilettes, sans tirer la chasse pour ne pas alerter la capitaine, et j’avais bu au goulot d’une vieille bouteille oubliée pour ne pas mourir de soif. Une fois la Murène posée, un groupe de personnes monta à bord pour interroger Kerbi. J’entendais tout. Ces gens connaissaient bien mon père, Albert Milk, et parlaient d’une organisation mystérieuse : la Fronde. Il fut question de confier le vaisseau à un nouvel agent, car partir à la recherche de papa était impossible. J’étais effondré.

— Sauvegardez les données système sur le serveur interne ! ordonna le chef d’un ton péremptoire. On prend la carte IA pour l’analyser.

— Dois-je comprendre que mon service à bord est terminé ? demanda Kerbi.

Il lui avait à peine répondu qu’elle était déjà déconnectée. Je paniquais ; ils allaient débarquer dans l’atelier ; l’accès au serveur s’y trouvait. Je me cachai derrière des rouleaux de toile antistatique et attendis, la peur au ventre. Rien qu’à sa voix, le chef me terrifiait. Quelques secondes plus tard, je vis arriver une dame élégante et une fille de mon âge qui s’appelait Mana. Cette dernière fouillait partout. Elle avait une tablette customisée fixée grossièrement sur son avant-bras. Elle débordait d’énergie et d’interrogations qui agaçaient la grande personne.

— Reste tranquille et laisse-moi me concentrer ! commanda-t-elle. Ne joue pas ici, il y a du matériel de valeur ! Veux-tu s’il te plaît arrêter tout ce remue-ménage !

La dame s’appelait Argona et était chargée de la coordination opérationnelle de la flotte. C’était une administrative de la Fronde à la voix douce et claire. Mana n’écoutait rien. Elle passait sans arrêt près de ma cachette. Soudain, elle s’immobilisa. Elle resta le nez collé sur sa tablette pendant qu’Argona faisait l’inventaire du matériel informatique. Une fois la mémoire de Kerbi copiée sur le serveur, les deux intruses me laissèrent seul. Complètement seul. Je ne pouvais même plus compter sur la présence du capitaine. Qu’allais-je devenir ? Il me fallait un plan pour reparaître, mais lequel ? Qui trouver ? Je n’avais personne à part mon père. On allait m’envoyer à l’école, c’était certain. À moins que je devienne moi aussi un agent, comme Albert. À douze ans, j’étais sans doute un peu jeune, mais j’avais beaucoup voyagé et acquis des connaissances solides en navigation. Je pouvais opérer en tant qu’assistant. Tout à coup, la porte s’ouvrit. Mana était de retour. Elle referma derrière elle et regarda dans ma direction.

— Tu peux sortir, dit-elle. Je t’ai trouvé.

Malgré l’évidence, je n’arrivais pas à croire qu’elle s’adressait à moi.

— Allez ! Derrière les rouleaux, vu !

Elle souriait, fière d’elle. Je me montrai.

— Comment tu as fait ? lui demandai-je.

— Facile, j’ai tout ce qu’il faut.

Elle pianotait sur l’écran de sa tablette.

— Comment tu t’appelles ?

— Henri.

— Pourquoi tu te caches ?

— C’est mon vaisseau. Mon père n’est plus là et Kerbi voulait m’envoyer à l’école. J’étais pas d’accord.

— Bienvenu au club !

— Toi non plus, tu n’aimes pas l’école ?

— À chaque fois qu’on m’y envoie, je me débrouille pour revenir ici. Je suis une rebelle et je fais partie de la Fronde. Enfin… J’aimerais. Personne ne veut m’apprendre à piloter.

— C’est quoi la Fronde ?

— Tu plaisantes ?

Sa surprise était grande.

— C’est ton vaisseau et tu ne sais pas ce qu’est la Fronde ?

— Non.

Elle affichait un sourire narquois et me fixait avec ses yeux verts malicieux.

— Il fait quoi ton père ?

— Il vend des médicaments.

— Donc c’est un matricule PPS. Ça te parle ?

— Toujours pas.

— Alors tu n’es vraiment au courant de rien ?

Son insistance commençait à me taper sur le système.

— Il a bonne réputation et travaille pour un laboratoire renommé, rétorquai-je.

— Ça, c’est sa couverture, mais en vrai, il distribue des médicaments à ceux qui ne peuvent pas se les payer. C’est un hors la loi.

— Quoi ?

Je voyais rouge. Elle l’insultait.

— Calme-toi ! C’est un héros. Le risque, c’est de se faire prendre par la police du Sénat. Ils surveillent le marché.

J’aimais et en même temps je détestais cette histoire. J’aurais préféré que mon père ne soit pas un héros et toujours avec moi.

— Où on est ici ?

— Dans une base secrète. Il y en a plein dans la galaxie. Il faut être prudent. Si on se fait attraper…

Elle mima un échange de tirs et tomba, comme morte. Je la regardais. Elle était marrante. Un peu folle, imprévisible, mais drôle. Elle fermait les yeux et ne bougeait plus. Je sursautai quand elle se releva soudainement.

— Raconte-moi ce qui s’est passé ! ordonna-t-elle.

— J’ai reçu un appel, personne ne parlait, puis Kerbi a décollé. C’étaient les ordres.

— Un code INF peut-être.

— Un quoi ?

— Un vieux protocole pour passer des messages silencieux.

— Comment tu sais ça ?

Elle tapota une nouvelle fois sur l’écran de sa tablette.

— Moi, je ne veux pas vendre de médicaments, me confia-t-elle. Je serai espionne. Tu as vu comme je me débrouille ?

Elle me pointait du doigt, fière de m’avoir débusqué.

— Tu saurais décoder ce message ? l’interrogeai-je.

— Je n’ai pas le programme pour ça, mais ton IA en a sûrement un.

— Alors pourquoi elle ne s’en est pas servi ? Elle se dit la meilleure.

— Je ne sais pas. Faudra lui demander.

— Réactivons-la !

J’observais les cartes mémoires réservées à cet usage, rangées sur l’étagère à côté de celles de Bob.

— Je m’en charge, dit Mana.

Elle enfonça un périphérique dans un port du serveur et copia l’âme du capitaine dessus.

— Ce n’est pas dangereux ? demandai-je.

— Pas si ton IA se tait.

— Ne t’inquiète pas ! Elle est têtue, mais je vais la mater.

Une fois la copie terminée, Mana courut jusqu’au cockpit pour réveiller Kerbi. J’avais du mal à la suivre. Quand j’arrivai, la carte était déjà enfichée et le système redémarrait.

— Henri, qu’est-ce que tu fais là ? me demanda la revenante.

— Repasse-moi le message de papa !

— Tu devrais être à l’école.

— Capitaine ! Je crois que tu ne mérites plus ce titre, affirmai-je durement.

— Pourquoi ?

— Tu es passée à côté d’un message codé.

— Ça m’étonnerait.

— Fais-nous entendre le message de papa !

Je n’eus pas besoin de le répéter une troisième fois. Nous écoutâmes une longue plage silencieuse.

— Lance un décodage INF ! commanda Mana.

— Qui es-tu pour me donner des ordres ? répliqua Kerbi d’une voix toujours posée.

— C’est une future espionne de la Fronde, dis-je. Alors fais ce qu’elle te demande, s’il te plaît !

— J’ai été désactivée à peine quelques minutes et j’ai l’impression qu’il s’est passé beaucoup de choses. Je me trompe ?

— En effet ! lançai-je, autoritaire.

— Je ne possède pas le programme de décodage INF.

— Comment, toi, capitaine Kerbi ? N’es-tu pas censée être la meilleure ?

— C’est un vieux protocole. Je…

— Et tu n’y as même pas pensé ?

— En fait, j’avais des ordres et…

— Kerbi ! Papa nous a envoyé un message et on l’a abandonné. Tu n’as rien compris. Comment c’est possible ?

— Je ne pouvais pas savoir. Je ne suis pas programmée pour conjecturer.

— Ne sois pas trop dur avec elle, intervint Mana. On a le message. Il ne nous manque que le logiciel pour le décrypter.

— Je pourrais me connecter au serveur de la base, proposa Kerbi, mais je ne suis pas censée être active.

Je me tournai vers Mana.

— Je n’ai plus le droit de me loguer nulle part, dit-elle. J’ai trop fouillé. Tous les systèmes de sécurité me connaissent.

Elle cachait à peine sa satisfaction. Soudain, je pensai à Bob qui avait entamé son existence comme décrypteur de messages codés.

— C’est Bob qui est parti à ta place, n’est-ce pas ? me demanda Kerbi.

Elle avait compris.

— Il faut le récupérer ! ordonnai-je.

— Tu sais piloter ? m’interrogea Mana.

— J’ai appris avec mon père, je me débrouille. Et puis il y a Kerbi.

— Je ne peux pas vous aider, déclara l’IA.

— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? la grondai-je.

— Je ne veux pas.

— Sans nous, tu moisirais dans un serveur. Et après ce qui s’est passé avec papa, plus personne ne voudra de toi. Une intelligence artificielle qui ne reconnaît pas un message codé… Lamentable !

— Tu ne m’aimes plus, Henri. Tu es méchant.

— Décolle et on verra !

— Il faut une autorisation, affirma Mana. Seul un pilote enregistré peut la demander.

Nous étions coincés. Ni mana, ni moi ni Kerbi ne pouvions en obtenir une.

— Je sais, dit tout à coup Kerbi. Ils n’ont pas encore retiré ton père du fichier des agents en exercice. Je fais une demande au robot de régulation.

J’avais la gorge serrée. Ma nouvelle amie ne bronchait pas. Si ça marchait…

« La Murène, autorisation de décollage », dit une voix métallique qui jaillissait du haut-parleur. Mana sauta de joie et me serra vigoureusement dans ses bras.

— Kerbi, tu te rattrapes ! la complimentai-je.

Elle programma rapidement notre feuille de route pour le collège de l’Entente familiale et décolla aussitôt. Mana était aux anges. La Fronde avait deux nouveaux agents.

Il ne nous fallut pas longtemps pour récupérer Bob. L’établissement avait signalé son abandon et attendait d’en être débarrassé. Kerbi se confondit en excuses auprès du proviseur qui, par son silence, manifestait son mépris pour les IA. La capitaine avança s’être fait duper par Henri Milk qu’elle traita, par vengeance et sans cacher son plaisir, de voyou, de fugueur inconscient et de petit vaurien. Elle réussit presque à m’atteindre. Bob, lui, était tout sourire. Il portait la même tenue de sport que je lui avais passée.

— Je suis content de te revoir, Henri, dit-il. Ton plan n’a pas fonctionné ?

— Si, à merveille.

Il se tourna vers ma nouvelle équipière.

— Bonjour ? Qui es-tu ?

— Mana.

— Vous ferez les présentations plus tard, lançai-je. Nous avons besoin de toi pour décoder un message.

— Tu t’es souvenu que j’ai débuté comme décrypteur de messages codés ? Ça me fait plaisir.

— Vite ! À l’atelier. Mana va changer ta carte.

Mon amie n’était pas très à l’aise avec Bob. Bricoler des ordinateurs était une chose, manipuler un androïde semblable à un humain en était une autre. Il fallait soulever un pan de chair élastique pour accéder aux ports d’interface. Heureusement que Bob était en pleine possession de ses moyens et qu’il pouvait exécuter la tâche lui-même. Mon estomac se noua, et celui de Mana également, quand sa peau se décolla au niveau des abdominaux. Je pensais voir jaillir du sang. Son intérieur, bien sûr, était d’une autre composition. Dans la masse molle de son ventre en silicone, parcouru de microfibres, plusieurs ports permettaient la connexion de cartes de données. Tous étaient pris.

— Il faut en sortir une, dit Mana. Laquelle ?

— Les langues, déclarai-je. Je déteste ça.

— Non, répondit Bob. Je ne perds pas espoir de t’y intéresser un jour. Enlève la quatre, comptines et chansons. Elle ne sert plus depuis longtemps, malheureusement.

Elle la retira délicatement et s’empara de la nouvelle.

— Codes et décryptages, c’est bien ça ? demanda-t-elle.

— Exactement, dit Bob.

Elle l’enficha soigneusement.

— Kerbi, transfère le message à Bob. Tout de suite !

Je parlais comme un chef.

— C’est bien un code INF, déclara Bob après analyse. Un alphabet d’infrasons.

— Qu’est-ce que ça dit ?

Mon cœur battait fort. Mana pouvait l’entendre.

— Repéré, dit Bob. Vacances à l’ombre des baobabs. Assistance RI.

— Ça signifie quoi ? demandai-je.

Je paniquais. J’avais le message, mais je n’y comprenais rien. Mana manipulait sa tablette.

— Vacances à l’ombre des baobabs, c’est un code planète, dit-elle. J’envoie les coordonnées à Kerbi.

— RI, dit Kerbi à son tour, c’est le matricule pour une race indigène.

— Des non humains ? l’interrogeai-je.

— Oui.

Je n’en avais jamais rencontré. Mana non plus.

— J’ai la destination, annonça la capitaine. Une planète océanique et forestière. Atmosphère toxique.

— On s’en fiche, lançai-je. Allons-y !

— Aïe ! fit Kerbi.

— Quoi ?

— Des gardes. Ils essaient d’ouvrir la passerelle. Qu’est-ce que je fais ?

Une voix rageuse sortit du haut-parleur : « Ce vaisseau est soumis à un code jaune. Il ne doit plus circuler. Directive du Sénat. Qui est à bord ? »

— Juste moi, Kerbi, IA de navigation, et un androïde d’enseignement.

Je l’entendais mentir, sur mon injonction, pour la première fois.

— J’ai un ordre d’immobilisation. Ouvrez !

— Le vaisseau est fiché, dit Mana.

— Kerbi, n’ouvre pas ! la suppliai-je.

— Si je ne le fais pas, ils vont entrer de force.

— Décolle ! commandai-je.

— Je suis dans la ligne de mire d’un chasseur.

Je ne voyais pas comment on pouvait s’en sortir.

— Je crois que c’est fichu, dis-je.

— Non, affirma Kerbi. Allez vous cacher ! Je vais les laisser entrer et ils me mettront hors service. Il faudra vous débrouiller tout seul, avec les commandes manuelles.

Nous gagnâmes de nouveau l’atelier. Mana pianotait à toute vitesse sur sa tablette. La passerelle bascula et les agents entrèrent. Je les observais depuis le moniteur de contrôle. Ils retirèrent la carte IA, examinèrent brièvement Bob et se séparèrent.

— Qu’est-ce qu’ils font ?

— Ils cherchent s’il y a quelqu’un d’autre, répondit Mana.

— Vite ! Derrière les rouleaux, commandai-je.

— J’ai réussi à te trouver. Ils y arriveront aussi. Est-ce que tu as un refroidisseur ?

— Oui, pourquoi ?

— Pour masquer la chaleur de nos corps.

— On s’enferme dans le frigo ?

— Non. C’est le premier endroit qu’ils fouilleront.

Il y avait une bouteille d’azote liquide pour refroidir rapidement les soudures. Mana tira une couverture de survie et la bombarda de gaz. Nous nous roulâmes dedans. J’étais frigorifié et mort de peur. Elle aussi, mais ensemble, nous nous sentions plus forts. La porte s’ouvrit et se referma quelques secondes plus tard. C’était gagné. Nous attendîmes cinq bonnes minutes avant de nous découvrir. Dehors, la piste était déserte et le chasseur avait disparu. Bob, qui patientait sagement dans le cockpit, nous communiqua les coordonnées du point d’arrivée. Il fallait que je les rentre manuellement dans l’ordinateur de bord et que je prépare le décollage.

— Pauvre Kerbi, dis-je. Débranchée deux fois dans la même journée.

— J’ai eu le temps d’intervertir les copies. Ils ont l’ancienne. Quand ils fouilleront sa mémoire, ils ne trouveront aucune info sur le message codé de ton père.

Elle souriait, fière de son succès.

— Tu es très forte ! déclarai-je.

J’étais vraiment épaté.

— À toi de me montrer ce que tu sais faire ! répliqua-t-elle.

J’aidais souvent mon père lors des phases d’atterrissage et de décollage, mais je n’avais jamais assuré seul la manœuvre. Je récitai dans ma tête la leçon du bon copilote et effectuai scrupuleusement tous les contrôles. Quand je poussai le manche en avant, mon cœur battait la chamade. La Murène s’éleva dans le ciel et s’orienta à la verticale. Mana était clouée au fond de son siège, aussi apeurée que moi. La force des réacteurs nous arracha à cette satanée planète et à son école maudite. La Murène traversa un couloir de lumières filantes puis entra dans le noir sidéral.

— Ça y est ? demanda Mana. On est morts ?

— Pas encore.

— Je suis très impressionnée.

— Je le suis autant que toi.

— Tu sais déjà piloter. Bravo !

— Reste à atterrir.

Nous eûmes un peu de temps pour parler de nous et j’appris qu’elle n’avait jamais connu son père et que sa mère l’avait abandonnée quand elle était petite. J’étais triste pour elle, même si elle prétendait être heureuse comme ça. Moi aussi, ma mère m’avait abandonné, à cause de sa maladie, mais j’avais encore un père que j’espérais revoir.

Lorsque la Murène ralentit et passa en vitesse d’approche, nous découvrîmes une planète de toute beauté, constituée d’un continent unique, entièrement vert, cerné par un océan immense. Le spectacle était grandiose. Plus nous descendions, plus les formes et les couleurs se multipliaient. L’atterrissage était une opération complexe. Une zone étroite ou un relief trop marqué pouvaient compliquer l’affaire. Par chance, ou parce que les autochtones avaient prévu l’arrivée de pilotes maladroits, le terrain était dégagé et plat. Les herbes hautes dansaient furieusement sous le souffle des propulseurs. De gros moutons, effrayés par le vacarme des machines, fuyaient le monstre d’acier qui s’invitait sur leur pâturage. Je ne repérai aucun signe de vie extraterrestre. Je prêtai une combinaison à Mana et nous descendîmes prudemment ensemble. Le sol était dur ; l’herbe poussait sur une roche noire.

— Je n’ai jamais vu ça, dis-je. Pas de terre, pas de sable.

Elle aussi était fascinée. Je m’émerveillai plus encore devant la richesse des essences végétales : des arbres filiformes, très hauts, au feuillage à peine visible, d’autres plus petits, avec des troncs épais et des frondaisons abondantes d’un vert sombre ou éclatant. Là, d’interminables racines aériennes, ici, des arbustes à la géométrie fantaisiste. Des fleurs aux pétales surdimensionnés côtoyaient des espèces plus discrètes, rampantes ou figées dans des lits de mousse. Une palette de mille couleurs n’aurait pas suffi à les représenter fidèlement. Je savais que si je retirais mon casque, je découvrirais des parfums nouveaux, mais sur la manche de ma combinaison, la console d’exploration indiquait un taux d’oxygène de quarante et un pour cent, bien trop élevé pour nous. J’étais condamné à respirer l’odeur de mon scaphandre et à entendre résonner ma voix. Mes yeux parcouraient le décor de cette nouvelle planète quand je remarquai un groupe d’extraterrestres armés. Ils étaient une dizaine et venaient de quitter leur cachette. Ils avaient une anatomie similaire à la nôtre, un visage très allongé et une peau couleur aubergine. Leurs yeux étroits, orange, nous fixaient avec intensité. Ils n’étaient pas plus grands que moi, ni plus costauds, et m’auraient paru sympathiques s’ils ne nous avaient pas menacés avec des armes de poing. Je me tournai vers Mana. Elle n’en menait pas large. Je ne pouvais pas bien voir son visage à cause du reflet sur la visière, mais j’étais sûr qu’elle pleurait. Pour la première fois de ma vie, on me mettait en joue. Mes jambes tremblaient. Nos agresseurs parlaient un langage inconnu et répétaient toujours les mêmes mots. Ils nous interrogeaient et s’énervaient de n’obtenir aucune réponse. Soudain, Bob se fit entendre dans l’intercom. Grâce à son module d’enseignement des langues exos[1], il pouvait échanger avec eux. Une chance qu’il l’ait conservé ! Les Brahalas, c’était leur race, s’alarmaient de la présence d’un deuxième humain ; moi seul était attendu. Je communiquai à mon androïde les informations à leur traduire sur la Fronde, le message codé et ma talentueuse partenaire, invitée de dernière minute. Ils baissèrent leurs armes. L’accueil ne fut pas plus cordial, mais moins effrayant. Ils nous firent traverser la forêt et nous découvrîmes un immense laboratoire pharmaceutique sous serre. Les Brahalas, affectés à différentes tâches sur des chaînes de production sommaires, faisaient sécher, découpaient, broyaient des plantes médicinales et leurs fruits avant de les faire bouillir, de les torréfier ou de les laisser fermenter. Ils extrayaient les principes actifs pour préparer toutes sortes de remèdes. La chaleur sous nos scaphandres était insupportable, mais nous pouvions les retirer dans une pièce aménagée pour les visiteurs. Là, il s’en trouvait un de la même espèce que moi : mon père ! Je le rejoignis et lui sautai dans les bras sans prendre le temps de me déshabiller. Toute la peine et l’angoisse accumulées depuis notre séparation se volatilisèrent et libérèrent un flot de larmes. Je ne m’arrêtais plus de pleurer. Je le serrais et il me serrait très fort malgré l’épaisseur de ma combinaison. Avant de revenir sur les causes de sa disparition, il voulut savoir qui m’accompagnait. Je lui présentai Mana, la jeune espionne sans qui rien n’aurait été possible. Il nous expliqua avoir été sauvé par un collaborateur Brahala après que l’un de leurs intermédiaires eut retourné sa veste et informé le Sénat du négoce entre la Fronde et la population locale. Les deux hors-la-loi étaient restés cachés et avaient pu être rapatriés. Papa était sauf, mais n’avait plus le droit de voyager dans les Mondes-Unis[2]. Notre chère Murène, désormais fichée comme vaisseau criminel, devait être désassemblée. Nous étions coincés ici et je m’en fichais. Mon père était en vie ! Je n’avais plus à m’inquiéter pour lui ni à craindre qu’on me renvoie à l’école. Bob était là pour me faire cours et nous avions une planète merveilleuse à visiter, un terrain de jeu magnifique.

— C’est une base de la Fronde, déclara Mana, enthousiaste. Je pourrai suivre ma formation ici. En plus, personne ne me connaît.

« Pour m’empêcher de fouiner ! » fallait-il comprendre.

— Et c’est l’endroit le plus beau que j’ai jamais vu, ajouta-t-elle.

— Papa, est-ce qu’elle peut rester avec nous ?

— Le temps qu’on vienne la chercher, oui.

— Ma tutrice ne fera pas le voyage. Elle ne me supporte plus.

— Pourquoi ?

— Je suis curieuse, je mets mon nez partout et je ne tiens pas en place.

— Eh bien… Ça promet ! déclara papa.

En effet, les années à venir promettaient d’êtres heureuses.


[1] Non humaines.

[2] Planètes administrées par les instances sénatoriales.


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