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L'indispensable là-bas
Onirique
By Zabal Posted in Nouvelle on 11 mars 2024 0 Comments 14 min read
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Il en paraissait, des voyageurs, sur les pentes de la cité Ote. Humains, androïdes, nains, géants, orques et autres bipèdes valides ou infirmes, beaux ou monstrueux, qui avaient leurs besoins et leurs désirs. Ils enduraient chez eux la douleur de la frustration et traversaient les portes noires pour rejoindre depuis leur monde archaïque, moderne, fantastique, futur, dévasté ou évolué, l’Éden céleste.

Chacun arpentait seul – comme on chemine dans son jardin secret – les routes pierreuses du gros caillou astral suspendu à la croisée des dimensions de l’espace et du temps. La lumière d’un soleil invisible l’éclairait en permanence. Les intempéries en avaient été bannies. La terre désertique, de roche jaune, était cernée par le vide. Sur les hauteurs s’élevait une cité fortifiée dont l’effervescence s’était mystérieusement interrompue.

— On ne rentre plus, c’est fini, prévint un marin en chemise bleue, dépité.

Il ne mentait pas, mais les voyageurs refusaient d’y croire. Ils voulaient le constater par eux-mêmes. Arthuis, un chevalier de la rose, marchait derrière AD-Obrez, une androïde d’assistance domestique.

— Qu’est-ce qui a pu se passer ? demanda Arthuis à celle qui le devançait.

Les échanges étaient inhabituels aux abords de la cité. On y croisait rarement une connaissance et la pudeur réfrénait la cordialité. AD-Obrez se retourna. Elle sourit à l’homme mûr qui l’avait interpellée.

— Je ne sais pas. J’espère que c’est temporaire, répondit-elle.

Sur les terres d’Ansalon du chevalier, les femmes ne portaient pas le pantalon. Celui d’AD-Obrez était sobre et élégant, noir, léger. Le tissu blanc de sa chemise était si fin qu’il laissait transparaître sa poitrine. Un carré brun taillé au millimètre sublimait son joli minois. Ses yeux noisette étaient lumineux, son regard pétillant. Nulle part ailleurs que sur le rocher le chevalier ne croisait de personnes si distinguées.

— Je l’espère aussi, dit Arthuis. Je ne suis jamais reparti insatisfait et ma déception serait immense. La vôtre aussi, j’imagine.

— J’aime la tendresse et les caresses de Lisa. Je reste dans ses bras jusqu’au réveil.

Elle parlait sans retenue. Arthuis ne se confesserait jamais. Son secret était inavouable. La peau burinée et hâlée de son visage, celle rugueuse de ses mains, écorchée de ses pieds nus, disaient son âge et ses tourments que laissait également deviner son regard triste. Puissant, imposant, il marchait sans souffrir du poids de son armure de plaques.

— Vous venez souvent ? demanda le chevalier.

— Chaque nuit en général, sauf si l’on me met à la corvée.

— J’aimerais jouir d’une telle régularité. Je dors peu et le sommeil m’apporte rarement satisfaction. Mais lorsque j’arrive ici, je ne veux plus en repartir.

— Je vous comprends.

— Si l’on ne peut pas entrer, le coup sera dur.

— Nous n’en sommes pas là, répondit affablement AD-Obrez.

Ils se rapprochaient de l’enceinte et remarquèrent que l’arche d’accès avait été murée. Un travail colossal. D’autres voyageurs les rejoignirent. Ils avaient emprunté différents chemins et les informèrent que tous les passages étaient condamnés.

— C’est une malédiction ! s’exclama Arthuis. Essayons par-dessus !

— Je vous le déconseille, lança un soldat de la Grande Guerre. Un petit homme aux pieds velus s’y est risqué et un rayon de lumière l’a frappé, tiré depuis un engin volant. Il n’a pas survécu.

— Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? s’agaça le chevalier. Pourquoi ces chamboulements ?

Devant lui, le militaire dans son uniforme bleu horizon bouillonnait de rage. Son visage était crispé et des larmes de désespoir remplissaient ses yeux. AD-Obrez ressentait son malheur et la colère qui lui aliénait l’esprit.

— Il doit y avoir une explication et quelqu’un pour nous la donner, dit-elle. Tout va s’arranger.

— Ne croyez pas ça ! gronda le fantassin. Demandez-lui !

Il désignait une jeune personne élégante, aux traits si fins qu’il était impossible de la genrer. Elle portait une culotte courte et des bas blancs, une chemise à jabot et une veste en velours foncé. Iel s’appelait Jean et baissait les yeux. Les longs cheveux frisés de sa perruque tombaient sur ses épaules étroites.

— J’ai fait le tour, je marche depuis des heures, déclara-t-iel. Ces choses toute en fer m’ont prévenu que plus jamais nous n’irons. Les religieux ont découvert le rocher et le contrôlent.

Jean était épuisé et désespéré. Sa voix était lasse.

— Quelles choses en fer, quels religieux ? s’emporta le chevalier. Je veux m’entretenir avec eux.

— Les choses en fer sont sans doute des robots, répondit AD-Obrez. Indestructibles et incorruptibles. Quant aux religieux, leur soif d’oppression les a conduits jusqu’à notre précieux sanctuaire.

— Pas ici, non ! fulmina Arthuis.

— Je déteste les gens d’Église, cracha le soldat. Ils sont pires que nos magnats ; l’argent ne les arrête pas, ils veulent gouverner nos âmes.

— Nous sommes des proies faciles, répliqua mélancoliquement Jean.

— Trouvons ces missionnaires ! ordonna le chevalier.

L’épée longue au côté, il appelait aux représailles. Pour la première fois sur le rocher, des pensées criminelles s’éveillaient. Le soldat de la Grande Guerre était apparu sans son Lebel, car contrairement à l’homme sous les plates, son arme n’était pas constitutive de son identité.

— Les patrouilleurs en fer sauront vous conduire, dit Jean.

— Où se cachent-ils ? demanda Arthuis.

— Je sais comment les faire venir, répondit l’élégant. Prends-moi dans tes bras !

Le chevalier était confus. Jean l’enlaça.

— Ils ne le tolèreront pas, dit-iel. C’est pour nous empêcher qu’ils sont venus.

Arthuis le serra à son tour. Tous les deux se rêvaient au contact d’un autre et les robots intervinrent. Six machines cylindriques avec des membres supérieurs et inférieurs tubulaires et une tête en forme d’entonnoir les matraquèrent pour qu’ils se séparent.

— Honte à vous ! Dépravés ! Misérables ! répétaient-ils.

Leurs voix métalliques et monocordes effrayaient moins que les coups portés avec détermination. Les contrevenants mirent fin à leur étreinte avant que le châtiment ne devienne plus sévère.

— Qui vous commande ? interrogea le chevalier.

Il était indemne ; son armure l’avait protégé. Jean était à terre et AD-Obrez agenouillé à son côté.

— Les prêtres d’argent, répondit un robot.

— Conduis-nous à eux ! le pressa Arthuis.

— Impossible.

— Obéis ou péris !

Il mit sa lame au clair.

— Laissez-moi faire ! ordonna l’androïde. Vous perdrez. Ceux-là sont de chez moi, mais ne sont pas bien malins.

— Ravale tes paroles, souillon ménagère ! gronda un robot.

Ses yeux ronds comme des boutons brillaient d’un rouge intense. Sa voix provenait d’une grille vissée en dessous. AD-Obrez se redressa et demeura le regard fixe. Elle communiquait avec eux par télépathie.

— Suivez-nous ! dit soudainement la sentinelle.

Deux de ses subalternes d’acier s’emparèrent de Jean. L’androïde était parvenue à leur imposer sa volonté. Ils arrivèrent devant une grotte que les voyageurs n’avaient jamais remarquée lors de leurs précédents déplacements. Ils entrèrent et trouvèrent rassemblés autour d’un feu trois hommes aux longs cheveux blancs qui portaient une combinaison d’argent élégante.

— Comment avez-vous réussi… ? demanda un prêtre, surpris.

— Elle vient de chez nous, répondit son condisciple.

Les religieux se ressemblaient, n’étaient pas frères, mais partageaient le même patrimoine génétique. Les traits durs de leur visage émacié à la peau diaphane reflétaient leur ascétisme. Derrière eux, un vieillard apathique était enfermé nu dans une cage. Il avait les deux sexes. Le chevalier ressentit immédiatement de l’affection pour lui.

— Quelle malédiction êtes-vous venus répandre ? demanda Arthuis aux ecclésiastiques.

— Nous purifions ces écuries de débauche.

Un prêtre se rapprochait d’AD-Obrez.

— Comment peux-tu être ici, toi ?

— Ils m’ont conscientisée pour satisfaire leurs désirs. Que vous surprenez-vous que j’en aie à mon tour ?

— Il faudra revoir la programmation de ce modèle. À moins qu’ils n’aient cherché volontairement à la faire entrer dans ce paradis impur. Nous interrogerons la société qui t’a construite. Qui est-elle ?

— Ne suis-je pas libre d’agir ici comme il me plaît et de répondre à vos questions si j’en ai envie ?

Il colla sur son front le canon de son gros pistolet et tira. Un rayon d’énergie blanche lui traversa le crâne et elle disparut.

— Nous te retrouverons, puterelle, dit-il.

— Qui êtes-vous, chiabrenas ? s’exclama le chevalier avec virulence.

— De quoi nous traitre-t-il, ce pédéraste en plates ?

Arthuis saisit la poignée de son épée.

— De chiures de merde ! révéla celui qui avait fait feu, mieux instruit que ses camarades sur le lexique des insultes.

Il dirigea son arme vers le combattant qui dégaina.

— Tu veux savoir qui nous sommes ? dit avec orgueil le bourreau. Votre futur !

Le chevalier devinait qu’il ne viendrait jamais à bout de cet adversaire.

— Rien ne changera jamais, murmura Jean, à bout de force.

Iel était allongé sur le sol froid de la grotte et fixait les torches qui brillaient d’une lumière puissante, sans flamme.

— Toujours les mêmes souffrances, ajouta Jean. Il n’y a plus d’espoir s’ils nous interdisent aussi de rêver.

— C’est incroyable qu’ils investissent nos pensées, déclara le soldat arrivé du front. Pour la première fois, mon voyage se transforme en cauchemar. Fichez le camp, je ne sais pas si je pourrai revenir ! Laissez-moi profiter de…

Ils ne l’autorisèrent pas à exprimer son souhait. Le découvrir les répugnait. Un faisceau d’énergie le ramena dans l’enfer des tranchées.

— Chaque fois que vous reviendrez, vous nous trouverez, dit un prêtre. Cet endroit n’est plus le vôtre. Soignez-vous, priez et employez-vous à combattre vos attirances funestes. Comportez-vous dignement ! Votre châtiment après la mort en sera moins sévère.

— Qu’adviendra-t-il de ceux qui ne se sentent nulle part à leur place ? murmura Jean.

Ses lèvres remuaient à peine. À l’effondrement physique se greffait l’abattement moral.

— Si nous leur enlevons l’espoir, ils ne seront plus tentés d’emprunter de mauvais chemins.

— Ils en mourront. Vous ne comprenez pas.

— Si les rats doivent rester des rats, alors il faut les exterminer, sinon leurs maladies continueront d’infecter les bien-portants.

— Tuez-moi ! Ici et là-bas !

— Non ! s’emporta le chevalier.

Il rengaina son arme.

— Puisqu’aucune victoire n’est possible en ces terres, nous devrons lutter chez nous, nous faire entendre, ne plus avoir peur.

Les trois prêtres rirent.

— Il a chevauché avec nos dignes aïeux qui n’ont rien vu de son vice, dit l’un d’eux. Il doit payer double. Qu’il parte ! Qu’il parle ! Il sera vite châtié.

— Ne les écoute pas, tu as raison ! dit d’une voix faible, mais assurée, le vieillard dans sa cage.

— Qui êtes-vous ? demanda Arthuis.

— Celui qui a façonné ce lieu, pour vous.

L’être aux deux sexes avait la peau brune, ridée de la tête aux pieds. Son corps famélique était sans muscles, sans pilosité. Son crâne chauve, ses petites oreilles, son nez à peine apparent et sa bouche ronde aux lèvres fines s’effaçaient derrière la puissance de son regard. Les flammes de l’envie brillaient dans ses yeux.

— Qui aurait cru qu’un seul démon était à l’œuvre ici ? déclara d’un ton sardonique un prêtre.

— Un démon d’humanité, répondit l’accusé. Vous êtes les anges de la cruauté.

Les trois religieux dans leur combinaison d’argent souriaient.

— N’avez-vous personne pour vous défendre ? demanda Arthuis au détenu.

— Vous tous, mais vous n’avez pas réussi à les arrêter. Ne vivez plus cachés ! Il faut vaincre partout et tout le temps pour les faire disparaître.

— C’est trop dur, déclara Jean. La mort nous attend. Au moins ici, nous étions en sécurité.

— Ces combats ne se mènent pas sans perte, affirma le vieillard.

— Tous sont d’ores et déjà perdus, avança un prêtre avec arrogance.

— Vous savez que c’est faux, répliqua le prisonnier. C’est parce que vous avez peur que vous détruisez tout.

— Tais-toi !

Les trois défenseurs de la morale pointèrent sur lui leurs armes et tirèrent, mais les rayons d’énergie qui le traversaient ne lui faisaient aucun mal. Le dieu du désir était immortel. Tant que battrait le cœur de l’humanité, il règnerait. Les prêtres en étaient aussi les esclaves et ils l’avaient enfermé pour s’en protéger.

— Ce combat sera le mien, affirma Arthuis. Je ne me cacherai plus.

— Je ne pourrai pas, pleura Jean. Pas moi.

Iel préférait mourir. Le paysan qui se rêvait aristocrate ne souhaitait pas se réveiller dans un monde cadenassé par la morale, sans porte de sortie qu’il ne faille forcer sans risquer sa vie. Le chevalier se rapprocha du vieillard. Ses oppresseurs, amusés, lui laissèrent la voie libre. Arthuis mit un genou à terre et fit serment d’allégeance au divin qui désormais avait un visage.

— Je vaincrai aussi cette peur-là, affirma-t-il.

Les trois ecclésiastiques jouèrent de leur rayon blanc pour le faire disparaître. Le chevalier de la rose fut de retour en Solamnie. Sur sa paillasse, son envie de se battre n’avait pas diminué. Il préparait l’offensive.

— La honte le rattrapera, dit un prêtre.

— La culpabilité le musèlera, ajouta un autre.

— La religion vaincra, conclut le troisième.

Le vieillard, malgré sa condition, souriait.

— Il en suffira d’un, menaça-t-il. Ce n’est plus qu’une question de temps.

Et déjà les pontifes, plein d’effroi, constataient que leur éclat faiblissait.

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