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Le royaume des cieux
Uchronie - Sélection du jury Short Éditions
By Zabal Posted in Nouvelle on 14 juin 2019 0 Comments 23 min read
Henri Milk Previous Dix petits doigts Next

— Je ne voudrais nullement influencer Votre Altesse, mais je pense que revenir sur votre décision serait catastrophique.

Le roi me tournait le dos. Il regardait par le hublot les nuages défiler dans le ciel, sous nos pieds.

— Si monsieur D’Alembert venait à être capturé, poursuivis-je, le mystère qui entoure votre règne serait anéanti et notre royaume menacé. Cela signerait définitivement la fin de la monarchie.

Nous étions seuls dans la salle de trône. À trois mille mètres d’altitude, sous les ballons gonflés d’air chaud qui maintenaient le palais dans le ciel, on pouvait apercevoir les collines du Morvan cernées par les cumulonimbus.

— J’espère que le mauvais temps va cesser, François, me dit le roi qui semblait se réveiller d’un profond sommeil. Je ne voudrais pas que les installations prennent l’eau. La dernière fois, il nous a fallu un mois pour tout vidanger, et nous avons perdu cinq cents mètres.

— Sire, je vous le répète, si je ne peux pas descendre pour retrouver monsieur D’Alembert, les installations n’auront plus d’importance.

— Je lui ai offert trop rapidement ma confiance. Ce jacobin m’a berné. Aurais-je dû être plus méfiant ?

— Sire, nous ne savons pas ce qui s’est passé. Il est prématuré de parler de trahison. Je lui ai fait confiance moi aussi.

— Mais trois jours, rendez-vous compte ! Il devrait être rentré depuis longtemps avec l’équipement dont il dispose.

Monsieur D’Alembert s’était envolé avec une aile propulsée. Au regard de son niveau de compétence et de la fiabilité du matériel, il était peu probable qu’un incident technique ou une erreur de manipulation l’ait retardé.

— Les Prussiens encerclent Paris, Sire, je ne vous apprends rien. Il ne doit pas être si aisé de…

— Partez Ferdinand ! Vous avez sans doute raison. Allez-y ! Mais si vous ne revenez pas vous non plus, je pourrai dire adieu à mon royaume céleste.

— Ne vous en faites pas pour moi, Sire, je reviendrai et monsieur D’Alembert également.

— J’aimerais en être convaincu, Ferdinand, croyez-moi.

Sa Majesté semblait abattue, une attitude qui lui collait malheureusement à la peau. À croire que le panache des rois s’était affadi au fil des révolutions. Monsieur Bergeron m’attendait derrière la porte. Comme d’habitude, il avait espionné notre conversation.

— Cet amplificateur de voix dépasse mes espérances, me confessa-t-il. J’ai placé la capsule dans le sceptre, et je vous jure, Monsieur, que je pouvais presque entendre les pensées de Sa Majesté ! Tout cela va bien trop vite, même pour nous. Je dois maintenant tester…

— Je vais emprunter la barque, le coupai-je. Est-elle encore chargée ?

— Oui, mais vous irez plus rapidement avec les ailes.

— Je ne veux pas courir ce risque. Il ne nous reste plus que cette paire. La barque sera plus discrète. Je descendrai la Seine à la tombée du jour.

Monsieur Bergeron concentra soudainement son attention sur les sons qu’émettait son oreillette.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

— Le roi s’est endormi.

Nous savions tous les deux que le roi, éveillé ou endormi, influait peu sur la gouvernance du Royaume des cieux. Seuls les artistes, les scientifiques et les techniciens façonnaient, sous l’autorité des ministres dont je faisais partie, le royaume qui bientôt rayonnerait sur la planète. Je traversai la salle d’étude où nos ingénieurs, sous l’immense dôme lumineux conçu entièrement en verre, œuvraient du matin au soir. Ils se levèrent pour me saluer.

— Monsieur le Ministre ! m’interpella un dessinateur. Je suis inquiet pour monsieur D’Alembert. J’espère que mes ailes ne sont pas en cause.

Après l’avoir rassuré, je quittai rapidement la salle Louis XIV, baptisée du nom de celui qui avait inauguré le projet. J’eus le temps de repenser à son génie visionnaire pendant les sept minutes que dura ma descente vers l’ombilic. Un air propulsé freinait ma chute dans la goulotte étroite. L’habitude avait transformé la peur en amusement. J’entendais résonner les paroles de notre roi avant-gardiste : « Le génie se cache partout. Chez les enfants de nos nobles fainéants autant que chez ceux de nos paysans. Cherchez ! Trouvez ! Instruisez et rassemblez les cerveaux qui œuvreront pour le bien de tous, qui briseront les chaînes de l’impossible progrès que le calendrier du temps a créées trop longues. Demain, je veux marcher sur les nuages, voir le soleil de plus près. ». Près de deux siècles plus tard, son rêve devenait réalité.

Le grincheux Théodore m’accueillit en bas, dans la pièce la plus étroite du complexe souterrain. J’étais, grâce à mon rang, épargné par sa mauvaise humeur. Il était le chef de la sécurité et tenait son rôle à la perfection.

— On prépare la barque, me dit-il en serrant les dents pour s’empêcher de hurler son mécontentement.

Je l’entendais à peine à cause du brouhaha incessant de la machinerie à vapeur. Dans la salle voisine, une centaine de moteurs envoyait de l’air chaud dans les aérostats.

— Vous faudra-t-il en plus sortir armé ? me demanda-t-il, exaspéré.

Théodore détestait que nos créations circulent à l’extérieur. Paris, pour lui, représentait la plus grande menace, surtout au regard des événements qui s’y déroulaient. Il imaginait le Royaume des cieux espionné par plusieurs pays européens.

— Qu’en pensez-vous ? l’interrogeai-je pour le radoucir.

— Prenez ce qu’il vous faut pour ne laisser aucune trace de votre passage et de notre existence. C’est tout ce que je pense.

Il avait le mérite d’être clair.

— Donnez-moi le phaseur alors !

Le phaseur ressemblait à un pistolet taillé grossièrement dans du graphite. Nous en avions une grande quantité. Son concepteur, Isaac Saint Pierre, était mort en l’élaborant. Il avait été victime de l’énergie métallique qui servait au fonctionnement de l’ensemble de nos créations. Nous n’arrivions pas à la maîtriser à grande échelle. Je quittai l’armurerie accompagné d’un lieutenant qui me mena jusqu’à l’embarcation.

— Félicitations pour votre promotion, dis-je à l’officier.

— Merci Monsieur le Ministre. Travailler dehors est une grande satisfaction pour moi.

— Je vous comprends. Qui sait, un jour, vous monterez peut-être avec nous.

Il sourit pour m’être agréable, mais il n’y croyait pas. Il ne pouvait pas deviner que grâce à monsieur D’Alembert et aux informations qu’il devait ramener de Paris, les travaux étaient susceptibles de s’accélérer rapidement. Être pourvu d’un casernement aéroporté constituait une priorité pour l’ensemble des ministres.

La barque ressemblait en tout point à celle d’un pêcheur lambda. Le système de propulsion était immergé. Seuls le gouvernail, fabriqué dans un alliage plus résistant que le bois, parfaitement maquillé, et le contacteur à clé situé sous le siège auraient pu éveiller les soupçons.

— Vous pouvez me laisser, dis-je à l’officier. La nuit ne va pas tarder à tomber.

— Très bien, Monsieur le Ministre du Développement, me répondit-il très solennellement. Bon voyage à vous.

Je levai les yeux et discernai à peine le palais et la goulotte aux reflets célestes. Les conseillers de Louis XIV lui avaient assuré que le Morvan était le meilleur endroit pour installer le Royaume. Le ciel y était constamment voilé. « Personne ne le verra jamais », avaient-ils juré. Et ils ne s’étaient pas trompés.

D’Alembert, ministre de l’Extérieur, était parti depuis trois jours. Il n’aurait dû s’absenter qu’une journée. Je contrôlai la charge du phaseur. Il y avait assez de puissance pour creuser un cratère de deux mètres sous mes pieds. Théodore n’avait pas à s’inquiéter. Je pouvais aisément effacer toute trace de mon existence.

Si le système élaboré de propulsion était une avancée révolutionnaire, celui de la navigation automatique en était une autre. Le gouvernail était dirigé par un cerveau-moteur équipé de multiples capteurs qui régulait également la vitesse, me laissant libre de travailler mes dossiers, voire de me reposer. La croisière allait durer sept heures et je devais entrer dans Paris au milieu de la nuit, un moment propice pour tromper la vigilance prussienne. L’air était froid et humide, rempli d’odeurs qui me rappelaient le temps où je vivais sur terre. Je me laissai déborder par l’envie de partir avant le crépuscule. Là-haut, le paysage manquait de couleurs et de perspective, réduit à une triste palette de tons bleus et gris et à l’évanescence des nuages. Ici jaillissaient les couleurs de l’arc-en-ciel que réfléchissait un relief solide. Je n’avais pas quitté l’embarcadère depuis trente minutes qu’un paysan me remarqua. Il chiquait son tabac sur le rivage. Ces rencontres n’étaient pas rares, mais elles ne représentaient aucun danger. Les dires d’un ignare, qui passeraient pour des racontars, n’arriveraient jamais aux oreilles des personnes d’influence dans les grandes villes. Il allait divertir son entourage et reprendre son labeur sans que jamais la preuve de sa sincérité soit faite. Je dormis près de cinq heures, enveloppé dans une épaisse couverture, et me réveillai en sursaut. Un coup de canon venait d’être tiré. Je me rapprochais de la capitale. L’air était glacé. Soudain, je heurtai une boule de Moulins prisonnière du givre. Je la laissai poursuivre son voyage. Comme je m’y attendais, le cours de la Seine était entravé de filets. Je dus en découper trois avec mon sabre. Le siège était levé, mais il restait encore quelques obstacles censés empêcher les communications avec l’extérieur. Mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité et la faible luminosité lunaire me permit de constater les ravages de la guerre. Des habitations et des ponts avaient été détruits. Voilà où nous avait conduits la chute de la monarchie. Deux embarcations ennemies, plus grandes que la mienne, étaient amarrées de chaque côté du fleuve au niveau de Bercy. Je dus réduire ma vitesse et prier notre bon roi Louis XIV pour ne pas être repéré. Je fus entendu et pus débarquer à proximité du Louvre dans une ville étrangement déserte et silencieuse. Le comte de Laroche, qui était acquis à notre cause et qui avait déjà financé sa future résidence là-haut, était notre homme de confiance dans la capitale. J’amarrai mon véhicule sur son quai privé et confiai à l’un de ses serviteurs un message à lui remettre urgemment.

— Vous choisissez un bien mauvais moment pour nous rendre visite, Monsieur le Duc, me dit Albert. La colère gronde dans la ville qui est au bord de l’explosion. Demain, l’ennemi défilera sur les Champs-Élysées. Le peuple est humilié. Il se sent une nouvelle fois trahi par ses dirigeants. Le sang va se répandre, encore.

Albert vivait depuis dix ans sur le bateau marnois de monsieur Laroche. Il était habituellement d’humeur joyeuse, mais cette fois, le désespoir l’habitait. Il redoutait de devoir sacrifier sa vie pour une cause qui le dépassait. Je commençais à comprendre ce qui avait pu retenir monsieur D’Alembert. Républicain convaincu, il s’était rallié à nous uniquement par passion pour les sciences. L’étendue de ses compétences nous avait poussés, malgré le risque, à le mettre dans la confidence. Cela avait été un succès. J’étais persuadé qu’il ne nous trahirait pas, mais je ne pouvais jurer de son obéissance une fois son sang empoisonné par la haine, ce mal capable de transformer le plus sage des hommes en bête. Je marchai jusqu’aux Tuileries où D’Alembert était supposé se trouver. Je frappai à la porte de Jean Ravillac, un ancien avocat proche de Louis Philippe et homme de confiance du roi. Ce fut D’Alembert qui, après m’avoir identifié par la fenêtre, m’ouvrit.

— Que vous est-il arrivé ? lui demandai-je une fois à l’abri de la luxueuse demeure. Pourquoi n’êtes-vous pas rentré ?

— Impossible. La situation ici est trop grave. Vous a-t-on informé ?

— Oui, sommairement.

— Demain, l’ennemi d’outre-Rhin doit marcher sur les Champs-Élysées. C’est un coup de poignard en plein cœur, une humiliation qu’on nous impose et qu’il faut agréer. Les bottes prussiennes ne martèleront pas impunément le pavé parisien, le sol sacré de la révolution. Je mourrai, Monsieur de Lombard, l’arme à la main.

Et il sortit celle qu’il dissimulait sous son veston. C’était un phaseur, le même que le mien.

— Avez-vous perdu la raison ? Rangez cette arme et retournons là-haut !

Il haletait. Le diable l’habitait.

— Où sont vos ailes ? l’interrogeai-je. Qu’a donné votre entretien avec monsieur Leprince ? Ses études sont-elles sérieuses ?

— Oh combien ! s’exclama-t-il. Tout est là, dans cette mallette. Partez et remerciez le roi pour sa confiance. Il est d’une grandeur incomparable à celle de ces vils monarchistes qui, dans ce nouveau gouvernement, trahissent leurs compatriotes. Il ne me reverra plus.

— Donnez-moi votre phaseur !

— Je mourrai l’arme à la main, je vous ai dit, mais pas avant d’avoir nettoyé la place de la fange prussienne.

— Vous avez juré, Monsieur ! répliquai-je.

— Et aujourd’hui je parjure ! N’ayez crainte, il ne restera rien de tout cela !

— Et vos ailes ?

— Je piquerai sur la colonne et tout disparaîtra. N’ayez crainte, je vous le répète, il ne restera rien, ni de moi ni de nos inventions.

— Vous rendez-vous compte des conséquences d’un tel acte ?

— L’honneur, Monsieur de Lombard. Mon honneur et celui de ma famille. Ma décision est prise.

Je ne pouvais pas le laisser faire.

— Raisonnez-vous et rentrez avec moi ! Confiez-moi votre arme !

J’avais saisi la mienne. Il la remarqua sous mon manteau.

— Quelle mouche vous a piqué, D’Alembert ? insistai-je. Vous êtes un génie embarqué dans le plus grand projet de tous les temps. N’allez pas détruire tous nos espoirs !

Monsieur de Ravillac nous rejoignit.

— Je l’ai déjà sermonné, affirma ce dernier, mais rien n’y fait. Il est atteint de la fièvre mortelle de la révolution. La raison lui échappe. Et puisque votre présence ne le fera pas changer d’avis, je suggère de l’éliminer.

Tentait-il de l’effrayer ou était-il sérieux ? Je savais que Ravillac briguait une place de ministre. Le roi m’en avait informé.

— Monsieur D’Alembert a plus de valeur que le roi et ses sujets réunis, dis-je. Ressaisissez-vous, tous les deux !

Notre hôte ne plaisantait pas. Il pointa son pistolet sur l’insurgé. Ce dernier n’avait plus le choix. Soit il mourait, soit il rentrait dans le rang en abandonnant son projet suicidaire.

— Il y a une soif de vengeance que vous, monarchistes, ne pouvez comprendre. Celle du peuple manipulé, blessé dans sa chair, meurtri dans son âme, qui sert les intérêts des classes privilégiées et qui ne récolte en retour que l’indifférence. On a aboli l’esclavage, mais pas le servage. Ce monde n’en finira jamais de…

Ravillac le coupa.

— Mais vous virez anarchiste, mon bon D’Alembert ! lança-t-il.

Mon ami et confrère était épuisé. Il avait traîné de réunions clandestines en rassemblements populistes pour se saouler de discours crachés par les meneurs de l’insurrection. Ses vieux démons refaisaient surface.

— C’est pour construire un monde meilleur que le royaume s’est élevé, répliquai-je. L’avez-vous oublié ?

Il se calma et rengaina son phaseur. Sa fougue s’était dissipée comme une volute de fumée balayée par un vent de bon sens. Ravillac baissa son arme. Je gardai la main sur la mienne pour le neutraliser si jamais D’Alembert venait à le courroucer de nouveau. La vie du savant m’importait plus que la sienne.

— Nous devons rentrer, répétai-je. Où avez-vous caché vos ailes ?

— Elles sont à Montmartre, répondit Ravillac. Vous ne pourrez pas les récupérer maintenant. C’est un point stratégique pour les insurgés. Je m’en chargerai plus tard.

— Hors de question ! répliquai-je. Ce n’est pas un jouet. Qui en a la garde ?

— Roussin, dit D’Alembert.

Roussin était le plus âgé de nos collaborateurs. Il avait brillé autrefois comme artiste peintre. Ses portraits étaient renommés. L’émergence de la photographie l’avait relégué au rang des inutiles et comme un malheur ne frappait jamais seul, il était devenu aveugle.

— Vous préférez qu’il s’envole à ma place ? ironisa Ravillac.

— Nous reviendrons chercher les ailes lorsque la situation sera apaisée, dis-je.

Notre hôte disparut, contrarié de ne pas pouvoir s’amuser avec notre jouet technologique. Je quittai la résidence avec D’Alembert encore sonné par sa capitulation. La rue de Rivoli était déserte. Une détonation lointaine me rappela qu’à chaque instant nous pouvions être surpris par l’occupant.

— Pardonnez-moi, mon ami ! lança D’Alambert. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— C’est du passé. Rentrons.

— Comment êtes-vous venu ?

— Avec la barque. Nous devons rejoindre les quais.

Une patrouille prussienne quittait le jardin des Tuileries. Quatre soldats escortaient un insurgé qu’ils avaient roué de coups. Soudain, un militaire s’effondra. Je perçus le sifflement du phaseur derrière moi. D’Alembert, plongé dans l’obscurité, avait fait feu et tira une nouvelle fois avec précision. Un deuxième fantassin tomba. Les troupiers encore debout paniquaient. Ils cherchaient la provenance de ces tirs silencieux et le captif en profita pour filer. Je saisis l’arme de D’Alembert pour la lui arracher, mais il résista. Son regard traduisait toute sa détermination. Je ne pouvais plus espérer le raisonner.

— Vous êtes soulagé ? dis-je en le bousculant. Vous êtes content de vous ? Que va-t-on faire maintenant ?

Il visait les deux hommes qui s’échappaient et qui étaient encore à portée de tir. Il n’eut pas le temps de faire feu. Je le frappai au visage et il tomba à terre.

— Je ne les laisserai pas s’installer chez nous, dit-il.

Il essuya du revers de sa manche le filet de sang qui coulait de sa bouche.

— Venez avec moi ! ordonnai-je. Il faut faire disparaître les corps.

Ils étaient trop lourds. Traverser le jardin pour les jeter dans la Seine nous aurait pris trop de temps.

— Quel gâchis ! lançai-je. Vous avez conscience de ce qui vous attend lorsque nous serons rentrés. Le conseil…

— Partez sans moi ! m’interrompit-il.

Il me remit son arme et déroba les fusils de ses victimes.

— Tout est dans la mallette. Vous comprendrez. Ma contribution s’achève ici. Je suis désormais engagé dans ce combat mené par le peuple. Il m’est insupportable de voir ma ville, celle de mes parents et arrière-grands-parents livrée à l’ennemi et cédée à des fossoyeurs de la patrie.

Je ne pouvais plus le convaincre. Il était définitivement perdu pour notre cause.

— Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il. Les ailes resteront à leur place. Demain matin je serai mort. Mort et heureux d’avoir combattu pour mes idées.

J’aurais dû le tuer pour éviter tout risque qu’il ne revienne sur sa décision et ne choisisse d’utiliser les ailes pour mener une offensive remarquable, mais je ne le fis pas. Il s’enfonça dans le jardin les armes à la main et disparut pour toujours. Je retournai au bateau marnois où m’attendait Albert.

— Monsieur le comte vous invite à patienter jusqu’au défilé de demain et vous suggère de ne quitter la ville qu’après, me dit-il.

Cette parade, pour Laroche, était un divertissement. Ses vraies préoccupations, comme les miennes, étaient ailleurs.

— Savez-vous si monsieur Laroche souhaite profiter de mon moyen de locomotion pour rejoindre le Royaume en ma compagnie ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas, Monsieur le Duc. Il ne m’a rien dit à ce sujet. Moi, je le voudrais bien.

Je détournai le regard. Albert savait qu’il n’y avait pas sa place.

— Monsieur le duc pense que les royalistes vont revenir au pouvoir ? m’interrogea-t-il.

— Quel est votre avis, Albert ?

— Royaume, empire, république… Je crois simplement que je ne suis pas bien né.

Le malheureux ne savait pas que nous œuvrions pour lui, que monsieur D’Alembert avait fait don de son génie et courait bêtement à la mort pour lui.

— Nous en reparlerons, Albert. Remerciez Laroche pour sa proposition, mais je suis pressé. Je rentre.

J’enclenchai le pilotage automatique et la barque s’éloigna de la berge. Mon envie d’ouvrir la mallette pour en découvrir le contenu était grande, mais il faisait nuit noire et je n’allais pas prendre le risque de me faire repérer à cause d’une lumière que Théodore nous interdisait d’utiliser à moins d’une absolue nécessité. Soulager ma frustration n’en était pas une et je me résolus à patienter. Sur le qui-vive pendant la première demi-heure, je m’allongeai et m’offris un long repos une fois les filets franchis. Qu’allais-je dire au roi ? Je ne souhaitais pas parler de trahison. D’Alembert était un exalté et avait manqué de sagesse. Cet imbécile s’était détourné des sciences pour défendre un idéal funeste. Le roi n’avait pas à s’en inquiéter. Son ministre rebelle, qu’il n’avait jamais réellement apprécié, n’allait pas le trahir. Il nous privait juste, et très regrettablement, de ses compétences. Je m’endormis en imaginant une machine capable d’enregistrer le savoir d’un homme et de le restituer sur demande. Je me réveillai avec un rhume carabiné. De retour au palais, où le temps semblait ne jamais s’écouler, je retrouvai nos concepteurs à l’ouvrage. Penchés sur leurs tables de travail, ils dessinaient, écrivaient, calculaient. Monsieur Bergeron s’affairait à l’expérimentation d’un œil de télésurveillance tandis que le roi, dans la salle du trône, scrutait le ciel. Je le conviai à la réunion qui allait changer notre destin. J’ouvris la mallette sous le regard ébahi de nos collaborateurs. Monsieur Leprince avait conceptualisé un système de création d’énergie qui exploitait le rayonnement solaire. Chaque ballon allait pouvoir chauffer son propre air et devenir autonome. Notre raccordement à la terre, via l’ombilic, allait disparaître et nous allions enfin pouvoir voler au-dessus de la planète. Demeures, jardins et ateliers étaient déjà construits. Il suffisait de les relier à de nouveaux aérostats pour qu’ils rejoignent le Royaume. Nous entrions dans l’ère solaire, une consécration pour les adorateurs du souverain visionnaire. Nous partîmes définitivement le 14 juin 1875 avec pour ambition de ne redescendre qu’une fois nos armes antiguerres opérationnelles et la nouvelle constitution entérinée. Le roi était persuadé que nous ne parviendrions jamais à un consensus sur l’épanouissement personnel, pilier d’un régime durable. Tant pis, nous avions au moins un objectif et le plaisir de survoler le monde et ses « petits » habitants qui étaient notre raison d’être.


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