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La vieille mouette, son fils et la marée noire
2e prix du concours de nouvelles organisé par la ville de Saint Briac sur le thème de la nature : biodiversité et environnement
By Zabal Posted in Nouvelle on 17 juin 2023 0 Comments 12 min read
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Quel imbécile ce cormoran ! Qu’il retourne dans sa falaise ! On lui offre une part de notre festin, et voilà comment il nous remercie. Ne me réponds pas si tu n’en as pas envie, mais la prochaine fois, tu iras quémander ton souper aux goélands ! Quand on n’est pas capable de ramener une prise, on se montre un minimum poli. Apprends à plonger, poltron !

L’inquiétude me rend mauvaise. Je suis responsable de la colonie des mouettes du port de Muros, en Galice. Nos petits sont en mer depuis ce matin et ils devraient déjà être rentrés. Que se passe-t-il ? Mes congénères m’observent. Ils voudraient que je les rassure, mais je vois noir. Les horreurs du passé me reviennent en mémoire. Mon cœur s’emballe. Je dois me ressaisir. Mon rang m’oblige à dissimuler mon anxiété. Je dois paraître sereine aux yeux des autres parents. Je fais volte-face et prie pour que nous ayons rapidement des nouvelles du large.

Le soleil décline. Il disparaîtra bientôt derrière les collines dénudées qui bordent le port. Je prends mon envol et vais me percher sur le toit de l’entrepôt où se déroule, chaque matin, la criée. La vue est imprenable. Un chalutier s’éloigne. Mes yeux abîmés de vieille mouette tridactyle ne peuvent déchiffrer son nom, mais je reconnais les couleurs du Vagabundo. Le ciel et la mer seront bientôt d’encre. Pourvu que les enfants rentrent avant la nuit ! Un pigeon crasseux s’approche de moi. Je lui vole dans les plumes s’il me cherche ! C’est un père de famille malheureux qui a besoin d’une oreille attentive. Il me raconte que son fils s’est fait écraser. Je compatis, par décence. Est-ce qu’entendre mon histoire le soulagerait ? Une fratrie décimée par une marée noire sur les côtes bretonnes. Je ne dis rien. J’explique ma présence sur le toit par mon impatience de revoir mon fiston. Le déplumé me dit de ne pas m’inquiéter. Il prétend qu’en mer, il n’y a pas de danger. Qu’est-ce qu’il y connaît lui à la mer, ce citadin ? Je quitte mon poste de vigie et abandonne cet idiot.

Les images du passé me harcèlent. J’imagine le pire. Je ne peux pas faire autrement. Il faut que je pense à autre chose, sinon je vais mourir d’effroi. Je me pose sur une bite d’amarrage. Les badauds vont et viennent sans me prêter attention. Paloma descend du bus et traverse les quais. Je l’aime bien cette petite. Elle est étudiante en biologie à l’université de Bilbao. Elle passe son temps libre à militer pour la protection du littoral. Que fait-elle ici, un mardi ? Sans doute une réunion importante. À son âge, quand on est célibataire et aussi jolie, on a mieux à faire qu’à s’occuper d’écologie. Je ne voudrais pas qu’elle perde son temps à lutter contre des moulins à vent. Je deviens fataliste. La mort me hante. C’est quand même grâce à des personnes comme elle que je suis encore vivante. Lorsque je repense à tous ces bénévoles, aussi révoltés que nous par la pollution noire, je me dis qu’il y a de l’espoir. Ils m’ont recueillie, lavée, soignée et nourrie, comme si mon existence était aussi importante que la leur. Ils se tuaient à la tâche comme leurs camarades qui nettoyaient nos espaces de vie. Malgré tous leurs efforts, je suis partie. Je ne pouvais plus vivre sur ces eaux souillées qui ont digéré la chair de ma chair. J’ai migré en Galice, la patrie de mes ancêtres ; je croyais y trouver la sérénité. Paloma me lance un regard inquiétant. Que se passe-t-il ? Je voudrais qu’elle me parle, qu’elle m’écoute. Je ne tiens plus en place.

Je vole en direction de la rade. Un vent glacial me paralyse. L’hiver serait-il précoce ? Je déteste l’automne. La saison ouvre les portes au froid, à l’obscurité, au noir, à la mort. Un chat sauvage, dissimulé derrière un conteneur, m’observe avec excitation. S’il croit que je vais me laisser avoir. Je n’ai pas le temps d’aller fouiller les poubelles. Je fonce.

Le nombre de barques en mouillage est anormalement élevé. Pourquoi les petits pêcheurs ne sont-ils pas sortis ? Le temps n’est pas mauvais ! Ignacio et Sancho discutent sur un ponton. Les deux retraités restent rarement à quai. Si quelque chose les retient, cela doit être grave. Je me pose près d’une embarcation à voiles. J’ondoie au rythme de la houle. Le plaisancier est en communication radio. Je me concentre pour décrypter le ton de sa voix. Je discerne de l’inquiétude. Est-ce son anxiété ou la mienne qui me procure des vertiges ? Tout tourne autour de moi. L’homme se lève et donne un violent coup de pied dans les cordages de gréement. Je m’envole, prise de panique. Il m’a fait peur cet abruti ! A-t-il reçu une mauvaise nouvelle qui me concerne également ? Je n’ai plus la patience d’attendre le retour de mon petit. Je me lance à sa recherche.

Le soleil a disparu derrière les collines. Les dernières lueurs du jour se noient dans l’océan ténébreux. J’aperçois un groupe de mouettes excitées sur un banc de sardines. Ces poissons ne nagent jamais en surface, excepté les jours de pleine lune, et restent toujours éloignés des côtes. Un événement les perturbe. Mes congénères les dévorent sans se poser de question. Je les rejoins. Elles ne remarquent même pas ma présence, trop occupées à se remplir l’estomac. J’élève la voix. Elles se fichent totalement de mes questions. Elles se goinfrent. Aucune ne se demande pourquoi leur enfant, leur frère ou leur sœur, sont toujours au large malgré la nuit qui approche. Qu’est-ce que je dois comprendre ? Que je m’inquiète pour rien ? Que je souffre des turpitudes de l’âge ? Non, je suis simplement traumatisée. Faites-vous exploser la panse, et priez pour que rien ne soit arrivé aux vôtres ! Je les abandonne.

Quelques battements d’ailes plus tard, mon regard est attiré par un groupe d’oiseaux qui se détache du ciel presque éteint. Ce sont des oies sauvages. Leur vol est singulier. Il me faudra gagner de l’altitude si je souhaite les interroger. Je puise dans mes réserves pour grimper en flèche. Ma carcasse est bousculée dans tous les sens. Les vents s’entrechoquent. Je suis frigorifiée. J’ai du mal à garder les yeux ouverts. Mon cœur bat la chamade. Cette épreuve pourrait me coûter la vie. Je préfère succomber maintenant plutôt que de savoir mon fils mort. Les oies foncent sur moi. Ce n’est pas une vieille mouette ridicule qui les fera dévier de leur chemin. J’évite l’oiseau de tête qui me lance un regard hostile. J’espère au moins que les voyageuses me préviendront si une catastrophe est arrivée. Je les informe que je cherche mon fils et son groupe de chasse. Je leur demande si elles ont vu quelque chose. Elles m’ignorent. Elles fendent l’air avec une grâce incroyable. En d’autres circonstances, je me réjouirais d’un tel spectacle. Je repose ma question. Un palmipède âgé, aux plumes blanchies, m’ordonne sur un ton sec de fuir tant qu’il est encore temps. Sa réponse me tétanise. Qu’a-t-il voulu dire ? Je voudrais en savoir davantage, mais aucun mot ne sort de ma gorge serrée. En quelques secondes, le peloton a disparu dans l’obscurité. Le vent d’altitude me porte. Je flotte dans un néant de désolation. Mon esprit se perd dans le dédale de mes souvenirs. Tout y est aussi noir que la nuit. L’espoir s’est envolé. Je ne reverrai jamais mon enfant. J’en suis convaincue. Je repense à mes fils décédés. Le film de leur lente agonie défile devant mes yeux. Ils luttent de toutes leurs forces pour fuir un océan transformé en gélatine gluante. Le liquide visqueux les pénètre. Il remplit leurs poumons. Ils suffoquent. Je ne peux pas les aider. Un grondement lointain me tire de ma torpeur. Ce n’est pas l’orage. Une lumière au-dessus de la ville avance dans ma direction. Elle grossit. Le bruit se rapproche également. C’est un hélicoptère. Le broyeur fond sur moi. Je pique pour ne pas être pulvérisée. L’enclume de la peur, ou celle de l’abattement, me fait chuter à une vitesse démesurée. Je vieillis d’un an en quelques secondes. Je plonge. L’eau ralentit ma course.

Tout est sombre et silencieux. J’hésite à regagner la surface. Un hélicoptère ne se déplace pas pour rien. J’avais raison. C’est la fin. Je n’ai plus qu’à abandonner. Un abyme lumineux s’ouvre dans les fonds insondables. Il m’attire. Il m’avale. Je me laisse aller. Soudain, une force mystérieuse me libère des chaînes du désespoir. Je nage pour rester en vie. Mes muscles sont en feu. L’oxygène me manque. Je suis fière de n’avoir rien perdu de mon endurance passée. Je respire à nouveau.

Je lève les yeux au ciel et aperçois le groupe des disparus. Mon fils est de retour. À cet instant, je ne sais pas si je suis morte ou vivante, si je rêve ou si un miracle s’est produit. Je reste interdite. Les jeunes volent en direction du port. Je pleure. Tout aurait pu se terminer ici. Je suis trop âgée pour supporter une dose si élevée d’angoisse. Ce monde n’est plus pour moi. Je prends mon envol et rejoins ma progéniture.

Un vent de panique agite la colonie. Les nouvelles rapportées par les enfants sont alarmantes. Un pétrolier sombre au large. Les petits ont réussi à quitter les lieux avant que l’embarcation ne perde son chargement mortel. Je suis harcelée de questions dès mon arrivée. Je ne veux qu’une chose : serrer contre moi mon unique raison d’exister. Mon fils est perturbé. Je le suis tout autant, mais je ne laisse rien paraître. J’annonce à l’assemblée des mouettes qu’elles sont libres de partir immédiatement. Elles sont désorientées. Elles s’affolent. J’ajoute que le cauchemar ne fait que commencer. La mer va déverser son flot de cadavres. Le danger de mort est maximal. La nourriture va manquer. Les jours à venir seront traumatisants. L’auditoire est attentif, mais ne semble pas convaincu. Pour ma part, je démissionne de mes fonctions. Je ne désire plus qu’une chose : mettre mon enfant à l’abri et profiter de lui.

Les premiers journalistes arrivent. Les camions de télévisions envahissent les quais. Il n’y aura plus un jour de tranquillité. Un petit groupe d’oiseaux quitte la place pour se réfugier dans la rade. Ils n’ont rien compris. Demain, ils seront morts. Je choisis de partir sur-le-champ. Mon fils accepte ma décision. Il connaît mon passé et a entendu parler d’autres marées noires. Les pires histoires ne ressemblent pas à la réalité. Je ne veux pas qu’il vive celle-là. Je salue ceux qui restent en sachant que je ne les reverrai jamais.

Nous nous envolons pour le Portugal. Je persuade mon enfant que nous y serons en sécurité. Je lui mens. Nous y resterons jusqu’à ce qu’une nouvelle catastrophe nous chasse. Il n’y aura pas de répit. Nous fuirons en permanence l’Homme et ses maudites machines, toujours plus nombreuses. Nous fuirons les dérèglements climatiques. Nous fuirons jusqu’au bout du monde pour nous protéger des dérives de l’humanité. Il nous suffit de peu pour survivre, mais ce minimum nous est retiré un peu plus chaque jour. Je garde mon pessimisme pour moi. Mon fils est jeune et il doit croire en l’avenir. Il découvrira par lui-même la triste réalité de la condition animale. Je lui raconte de belles histoires sur des pays lointains, colportées par les migrateurs. Ces paradis ont disparu. Je le sais, pas lui. Il doit pouvoir rêver pour exister. Je suis une mère lucide qui fait son devoir. Je suis une vieille mouette qui n’a plus longtemps à vivre.

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