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Une histoire de Charles L. Dodgson
3e prix du concours de nouvelles organisé par la ville de Dormans en 2023
By Zabal Posted in Nouvelle on 10 avril 2023 0 Comments 11 min read
La vieille mouette, son fils et la marée noire Previous Valachie Next

Il fallait que l’histoire soit prodigieusement originale, drôle et animée. Je voulais exciter sa curiosité, voir ses petits yeux émeraude grand ouverts sur moi, buvant mes paroles comme je me délectais de ses sourires. Je ne devais pas la décevoir.

Les mots, comme à l’accoutumée, avaient fait trembler mes lèvres, inspirés par sa frimousse, lors d’une sortie en barque sur la Tamise. Le révérend Duckworth, légataire de sainteté, ramait pendant qu’Alice et ses deux sœurs m’écoutaient. Mon histoire avait tellement plu à la jeune fille qu’elle m’avait demandé de la coucher par écrit. Il y aurait trace de ma verve et je devais brillamment m’y employer. Par cet effort, je pourrais vivre au plus près de ma meilleure amie, sur son chevet et peut-être dans ses draps, mon corps devenu feuillets au plus près du sien. Je devais transpirer d’imagination pour composer mon œuvre, legs d’un soupirant enfiévré à sa reine de cœur.

— Raconte-nous une histoire, Charles ! avaient demandé les jeunes filles.

En leur compagnie, l’inspiration me venait instantanément. Elles étaient mon énergie créatrice, et Alice, mon essence vitale. Dès l’injonction prononcée, j’avais aperçu le professeur R. qui courait le long de la Tamise. Il était en retard pour son cours et allait se faire disputer. L’enseignant possédait pourtant une magnifique montre à gousset. Je l’avais transformé en lapin blanc pressé ; les fillettes en avaient poursuivi un dans le parc pour le caresser. Il s’était échappé du Jardin zoologique et j’avais failli les perdre.

— Ne vous éloignez pas de moi ! les avais-je sermonnées. Sur quel animal tomberez-vous la prochaine fois ? De quelle carotte userez-vous pour l’amadouer ?

— Un tigre, un lion, un loup ! avaient-elles répondu avec leur enthousiasme d’enfant.

L’idée de croiser un prédateur les excitait. Les pauvres. Elles imaginaient mal ce qui les attendait.

— N’allez point chercher l’exotisme et la sauvagerie pour vous distraire ! m’étais-je gentiment insurgé. Nos petites bêtes à nous sont tout aussi intéressantes, délicieuses et pleines de mystères. N’est-ce pas, révérend ?

Il avait acquiescé, bien entendu.

— Vous ne connaissez rien de leurs vies secrètes, avais-je précisé. Je vais vous les faire découvrir.

Ainsi avais-je capté leur attention et débuté mon récit : un lapin contraint d’organiser une fête fabuleuse en l’honneur d’une enfant capricieuse. Tous les animaux étaient sommés d’y participer, qu’ils fussent de basse-cour ou de salon, pour convaincre leur souverain de ne pas les remplacer par des espèces plus exotiques. Mon historiette avait remporté un vif succès, mais l’œuvre finale, encore à créer, devait briller par sa fantaisie et jouir d’une construction irréprochable s’il fallait tenir mon admiratrice en haleine. J’étais assis derrière mon petit bureau et fermais les yeux. Une image apparut. Je ne pouvais décidément pas quitter Christ Church, ses murs de pierre et ses grandes fenêtres en ogives. J’y enseignais les mathématiques toute la journée et mon esprit, englué dans la pensée cartésienne, résistait à mes désirs fantasques d’évasion. J’étais prisonnier, comme mon héroïne, d’une grande maison, de ses règles et de la monotonie de son quotidien. Elle s’ennuyait et rêvait d’aventures, de liberté, d’excentricités… C’était léger. Il fallait que je dégrippe un peu, voire même déraisonnablement, les rouages de mon imagination. Alice, car elle ne pouvait pas s’appeler autrement, aimait jouer avec son chat et fuyait sa grande sœur, modèle de sérieux, qui n’avait de cesse de vouloir lui réciter ses leçons. Elle voulait s’enfuir, mais ne savait pas où aller. Elle avait besoin de fouiner dans un monde plus drôle et aéré. Il fallait que quelqu’un vienne la chercher. Non. Elle allait plutôt prendre le risque de suivre le curieux lapin blanc avec sa montre à gousset, pressé par les préparatifs de la grande fête qu’il devait organiser. Le voyage ne manquerait pas de piquant.

Pour construire cette aventure, je devais m’inspirer de nos souvenirs communs. Nous n’en manquions pas. Chacune de nos rencontres restait gravée dans ma mémoire avec le parfum d’une extase amère. Je captais son attention, la faisais rire, l’incitais à se confier, partageais ses joies et ses peines, comblais son appétit d’enfant curieuse, étoffais notre complicité, mais elle finissait irrémédiablement par me quitter. Notre différence d’âge était un obstacle à de plus longs rendez-vous. Pour contourner ce problème et demeurer en sa compagnie, je la rejoignais par la pensée, mais ce palliatif nourrissait d’autres frustrations, plus viscérales. Si seulement elle pouvait paraître adulte aux yeux du monde ! Ce fantasme me hantait. « L’histoire, Charles ! Concentre-toi sur l’histoire, sur ton cadeau pour elle ! »

Aux premiers jours du printemps, je lui avais offert une capote en soie violette. Elle m’avait laissé nouer l’attache sous son doux menton.

— Pour ne pas que le vent l’enlève, avait-elle prétexté.

Pour que mes doigts aient une raison de chatouiller sa peau. Nous le savions tous les deux. Le chapelier, avec son grand sourire figé, avait passé un joyeux moment à nous observer. Notre sage complicité s’était reflétée sur tous les miroirs de sa boutique et l’avait émoustillé. Mes attentions, perçues comme ambiguës, l’avaient fait voyager au royaume de la fantaisie, par-delà le tain. Sa béatitude, ostensible et insondable, avait intrigué Alice.

— Le travail du feutre lui fait respirer des vapeurs de mercure toute la journée, lui avais-je expliqué. La tête est atteinte.

Le métier l’avait condamné à une bonne humeur permanente.

Dans une salle de l’Ashmolean museum, Alice avait découvert l’œuvre d’un peintre français célèbre pour avoir exploré l’Afrique du Nord. L’artiste avait représenté, en couleurs froides, des nomades du désert. L’un d’eux, enturbanné, habillé d’une djellaba bleue, pinçait avec ses lèvres l’extrémité d’un long tuyau flexible échappé d’un vase. Je découvrais pour la première fois à quoi ressemblait un narguilé. « On dirait une chenille qui fume », avait déclaré Alice. Ce tableau l’avait fascinée. L’énigmatique voyageur observait l’horizon. Le jour s’assombrissait derrière les dunes. Lui aussi s’effaçait dans ses habits couleur nuit dont les ombres, très prononcées, dessinaient clairement les plis. Il évoluait ailleurs, le regard ouvert sur un autre monde, sa perception possiblement altérée par la fumée qu’il absorbait. Il tournait le dos et l’esprit à ses compagnons de voyage. Seul dans ce désert sculpté de douces sinusoïdes, il méditait. Ce Bédouin avait fait forte impression à ma jeune amie et il continuait d’habiter mes pensées. Sa vie était tellement différente de la nôtre !

L’ombre de ma passion ne devait pas entacher mon œuvre. Amusante et décalée, d’une ingénieuse créativité, jalonnée de personnages curieux et attachants. Madame Liddell devait pouvoir apprécier mes écrits sans rien soupçonner de mon attirance pour Alice, sans quoi elle m’aurait condamné à mort. Qui voyait-elle lorsqu’elle observait ce gaucher au parler hésitant, confus en société, qui se transformait en conteur prolixe, débarrassé de ses problèmes d’articulation quand il kidnappait ses filles pour les promener, les photographier et les charmer avec ses inventions fantaisistes ? Un original ? Un désaxé ? Heureusement, le costume de professeur de mathématiques me sauvait. L’esprit d’un homme de raison ne pouvait dérailler. J’avais ma passion, secrète, et elle avait la sienne, dévoilée et dévorante : les cartes. Il ne fallait pas troubler ses après-midi de jeu partagés avec ses amies. Gare à ses enfants, et ils étaient dix, s’ils perturbaient sa récréation ! Je m’exilais avec Alice, Lorna et Edith pour une cause honorable et madame Liddell m’en était reconnaissante.

Son mari, doyen de Christ Church et brillant philologue helléniste, n’y trouvait rien à redire. Trop absorbé par sa fonction et ses travaux, il lui avait cédé la responsabilité de l’éducation des enfants. Il ne la contrariait jamais. Il riait, de façon un peu moqueuse, pour lui signifier un désaccord et disparaissait quand le ton montait. Hors de chez lui, monsieur Liddell était une personne d’autorité, mon supérieur administratif à l’université. Je lui devais, après qu’il m’eut invité à faire la connaissance de sa famille lors d’une partie de croquet, ma dévotion pour Alice. J’avais passé un délicieux moment à observer la jeune fille, à l’écouter. Son assurance tout enfantine, enrobée d’espièglerie, avait séduit le chérubin que j’avais été et qui s’était malheureusement métamorphosé en adulte. Effrayé à l’idée de ne peut-être plus jamais la revoir, j’avais à dessein confessé ma passion pour la photographie et proposé aux parents, pour les remercier de leur invitation, de tirer le portrait de leur jeune lignée. Un ange avait pénétré ma chambre. Alice ne m’avait plus jamais quitté.

Il était l’heure du coucher. Mon livre d’algèbre linéaire ouvert sur mon bureau peinait à attirer mon attention. Mes feuillets griffonnés défiaient l’ouvrage aux caractères d’imprimerie figés. Le rapport de force tournait en la défaveur des mathématiques. L’intuition l’emportait sur la logique, la passion sur la raison. Je m’apprêtais à faire disparaître la flamme de ma lampe à huile quand des pleurs stridents venus de la rue me remirent en mémoire une rencontre inoubliable. Il fallait que je la note. Alice, ses sœurs et moi avions fait la connaissance du bébé le plus hideux d’Oxford. Il hurlait dans les bras de sa gouvernante pendant que sa mère, irritée au plus haut point, chassait avec son ombrelle les pigeons qui la harcelaient. « La tête coupée, plumés, ils feront un bon civet », répétait la matrone qui dissimulait son embonpoint sous des vêtements de duchesse. Alice s’était rapprochée de la pauvre servante pour l’interroger.

— Qu’arrive-t-il à ce bébé ?

— Une poussée dentaire.

Ses gencives étaient aussi lisses que celles du porcelet qui nous avait amusés à la foire aux bestiaux. Je crois plutôt que le nourrisson reprochait bruyamment à sa génitrice de l’avoir fait aussi laid.

Il était temps que je m’abandonne au sommeil, que je rejoigne ma jeune amie dans notre jardin onirique. Notre entente s’y épanouissait pleinement, sans contrainte, et nous vivions des expériences qui surprenaient même mon imagination, comme la fois où les animaux du muséum d’histoire naturelle s’étaient réveillés pour discourir avec nous des vicissitudes de la vie. Mon récit devait fourmiller de ces gentilles créatures. Elles plaisaient tant à Alice ! Et pourquoi pas un griffon ? Dans mes rêves, le merveilleux ne connaissait aucune frontière. Bien sûr, il y aurait une fin, un réveil, un retour à la réalité. Mais grâce à mon histoire, témoignage indélébile de mes sentiments, je m’ancrais dans la vie de ma meilleure amie et l’invitais à une expérience sans cesse renouvelable. Je possédais sa photo et elle aurait mes mots. Nous nous aimerions pour toujours.


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