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Valachie
Romance, Adolescent, Fantastique - Sélection Short Éditions
By Zabal Posted in Nouvelle on 22 août 2022 0 Comments 8 min read
Une histoire de Charles L. Dodgson Previous Next

Gabriel était remonté. Le domaine de Valachie, dont ses parents étaient concierges, avait trouvé un acquéreur. Trois ans que le garçon occupait la grande tour et les trois ailes de la propriété comme s’il était chez lui. Il dormait dans le boudoir, s’évadait dans la bibliothèque, rêvassait dans l’un ou l’autre des trois patios arborés, prenait son goûter dans les écuries devenues salon d’hiver et aimait se perdre dans l’atmosphère étourdissante des combles ou dans les couloirs obscurs de la cave labyrinthique. Du parc de douze hectares, il connaissait chaque recoin.

Le garçon avait cru que Valachie lui reviendrait un jour et sa déception était immense. Il s’était convaincu que personne ne viendrait s’installer sur une terre d’abomination. Gabriel passait de longs moments dans les ruines de la chapelle domaniale, lieu de sentence où avait brûlé la sorcière Mina. Dans ce sanctuaire empreint de magie, il entretenait avec la défunte une relation spirituelle très forte. Elle était son amoureuse, sa confidente. Sans rien connaître de sa vie, sinon les extravagances cyniques dont on l’accusait, il s’était épris de cette femme rebelle, fervente défenseuse de la nature et protectrice du monde sylvain. Huit siècles plus tôt, elle s’était attiré les foudres de l’Inquisition lorsque les ecclésiastiques lui avaient offert le choix du mariage pour la ramener dans le droit chemin. La diablesse de vingt-sept ans avait refusé et l’affront l’avait conduite au bûcher. Sa marginalité envoûtait Gabriel, autant que les représentations flatteuses réalisées par une dessinatrice locale.

Pour célébrer Halloween, le nouveau propriétaire, que seuls quelques privilégiés avaient rencontré, donnait une fête costumée en sa demeure. Il ne l’occupait pas encore et avait dépêché un prestataire pour organiser l’événement. Les allées et venues dans la résidence étaient permanentes. Gabriel ne s’y aventurait pas lorsqu’elle était assiégée. Chaque fois qu’il apercevait un intrus, il invoquait Mina pour qu’elle le chasse, mais la sorcière restait sourde à ses injonctions et il voyait se rapprocher à grands pas le jour où il ne pourrait plus remettre les pieds dans son royaume.

Le garçon avait passé une cape ample et retrouvé son dentier en plastique planté de deux longues canines. Il ne collait pas vraiment au thème de la fête : Sorcières & Sorciers, mais défiait ouvertement son rival, Monsieur Lagousse, qui devait comprendre qu’au manoir de Valachie, il était bien chez lui.

Le vampire, tout de noir vêtu, attendait avant de paraître. Personne ne pouvait deviner sa présence à quelques mètres à peine de la terrasse du grand salon. La nuit était d’encre et il observait sans s’inquiéter d’être surpris le défilé des parents et de leurs enfants. Tous avaient joué le jeu et étaient venus déguisés. Certains, par facilité, avaient fait le choix d’un accessoire unique : paire de lunettes, cane, collant, chapeau ou serre-tête fantaisiste, parfois associé à une baguette qui pouvait être un bout de branche dérobé à la nature. D’autres, avec un ensemble perruque, barbe et robe, ressemblaient à Gandalf ou Dumbledore. Le vingt-troisième écolier de Poudlard se présenta, avec la neuvième Reine des neiges. Les blondes Buffy, Samantha ou Sabrina côtoyaient les Maléfique, Nanny McPhee ou reine Grimhilde. Un couple Merlin Madame Mim fit sensation. Un Gargamel et sa Schtroumpfette eurent droit à des applaudissements. Personne n’avait eu l’idée de singer Mina. La superstition obligeait à la retenue et seul Gabriel se risquait à défier les forces obscures en implorant la défunte de déloger les importuns. Trois zombis, ses amis, apparurent. Le buveur de sang et ses serviteurs d’outre-tombe firent leur entrée. Monsieur Lagousse les accueillit dans le grand salon. Le quadragénaire, richement costumé, marchait avec une canne à pommeau d’or et ressemblait davantage à un aristocrate de l’ancien temps qu’à un sorcier. Il brillait par son élégance et inspirait la sympathie. Lorsque Gabriel fut présenté à lui par ses parents, le garçon détourna le regard pour ne pas succomber au sourire charmeur de son bourreau. Il repensait à tous ces moments magiques passés dans ces lieux. Il se désintéressait des mets et des boissons qui comblaient les convives et régalaient ses camarades. « Je t’en conjure, Mina ! Fais-les disparaître ! » À cet instant, une fille en guenilles, les cheveux sur les yeux, entra et impressionna l’assemblée. Elle grognait, avançait d’un pas lourd et les bras ballants. Elle accostait tous les invités, se traînait d’un groupe à un autre, provoquait l’inquiétude, parfois l’effroi, rarement la distraction, et se rapprochait petit à petit de Gabriel. « C’est elle, pensa-t-il, j’ai réveillé un monstre. » Elle n’était plus qu’à quelques mètres de lui. Médusé, il ne savait pas s’il devait fuir ou lui redire ses volontés. Il tremblait. Son cœur battait dans ses oreilles. Elle s’arrêta et le fixa. Son regard noir, profond, le pétrifia. Ses longs cheveux sales collaient à ses joues couvertes de suie.

— Il me faut un mari, chuchota-t-elle. Veux-tu m’épouser ?

Le vampire était sans voix. Elle attendait une réponse, mais il était à peine capable de respirer. Soudain, un rire puissant le libéra de sa torpeur. Monsieur Lagousse s’esclaffait.

— Papa ! lança la revenante, contrariée. J’avais trouvé quelqu’un.

Gabriel était blême. Mina n’était autre que la fille du nouveau propriétaire. Le garçon se sentit ridicule et allait exploser de colère quand l’adolescente lui sourit. La fureur retomba.

— Il allait me sauver du bûcher, affirma-t-elle. Tu as tout gâché.

Gabriel aurait pu se scandaliser qu’elle caricature ainsi le destin tragique de sa bien-aimée, mais il se souvint qu’une sorcière pouvait se réincarner et fut convaincu que l’effrontée en face de lui était Mina.

— Le malheureux que tu martyrises est notre voisin, déclara monsieur Lagousse. Ses parents entretiennent la demeure.

— Je le connais. Je le vois souvent.

Le garçon n’en revenait pas. Elle dévoilait vertement leur relation. Elle dégagea son visage et, chaque fois qu’elle ramenait une mèche de cheveux rebelle en arrière, l’enchanteresse envoûtait un peu plus sa victime. Elle avait son âge.

— Vous serez peut-être en classe ensemble, avança monsieur Lagousse. Élisabeth entre en quatrième.

— Papa, s’il te plaît, ne parle pas d’école ici ! Sauf si elle est buissonnière.

Elle fit un clin d’œil à Gabriel.

— Tu sais quel est mon endroit du domaine préféré ? lui demanda-t-elle.

Il l’avait deviné, mais n’en dit pas un mot.

— Le parc, confessa Élisabeth.

— Moi, c’est le tombeau de Mina, lança-t-il avec une assurance retrouvée.

Ils s’étaient compris.

— La nuit, ça doit être encore mieux, lui souffla-t-elle. Viens !

Il n’avait jamais arpenté les ruines après le coucher du soleil. Ils s’enfoncèrent dans les ténèbres.

— J’attends toujours ta réponse, dit-elle. Il me faut un mari.

— Et tu seras sauvée ?

— Oui.

Il lui donna la main. Sur les vestiges de la chapelle, elle l’embrassa. Ce baiser posé sur ses lèvres le libéra de son désenchantement. « Elle m’aime, pensa-t-il. Je suis comblé. » « J’ai vraiment des pouvoirs, se dit Élisabeth. Je l’ai envouté. » Leurs deux imaginaires s’étaient connectés et les liaient.

— Mon père est souvent en déplacement, affirma la jeune sorcière. Nous serons ici chez nous.

— Il n’a pas peur de te laisser toute seule ?

— Non. Il me croit sage, comme une image.

— Je n’ai pas envie de retourner à cette fête, dit le garçon.

— Si, on va rigoler. Jouons-leur un tour pour les effrayer !

— Lequel ?

— Tu es un vampire. Tu as très soif. Mords-moi et fais couler le sang !

Ils rirent tous les deux. Gabriel ne redoutait plus l’avenir. Grâce à Mina, il voyait l’existence se conjuguer à tous les temps de la fantaisie.


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