Henri Milk, livre 1, le Guerrier d’Athéna

Henri Milk, livre 1, le Guerrier d’Athéna

Roman paru aux éditions Cordes de lune

Henri Milk est un tout jeune commercial qui travaille pour Tryllek, une entreprise pharmaceutique innovante où collaborent pour la première fois des humains et des exos. Henri a une situation plus qu’enviable : son père est porte-parole du groupe, il a son propre vaisseau, vit sur une planète riche des Mondes Unis… Pourtant, dans son cocon doré, il ne se sent pas à sa place. Il rêve de passer l’uniforme des Guerriers d’Athéna, des agents qui parcourent la Galaxie et luttent contre la tyrannie des consortiums, mais les recruteurs l’ont recalé. Pour leur prouver qu’il mérite sa place, il décide d’infiltrer, avec son androïde d’enseignement, un réseau de trafiquants. Henri est doué, il gravit rapidement les échelons, dénonce la tentative de corruption d’un sénateur, devient un Guerrier et se retrouve confronté à son passé. Le garçon n’est pas un humain comme les autres. Sa vraie nature et son histoire lui ont été cachées. Athéna le missionne pour infiltrer un cartel auquel il se révèle être intimement lié. Henri doit se battre pour honorer son engagement, protéger ceux qu’il aime et déjouer un complot qui menace l’Humanité.

1 – Premiers pas

Annonce dénichée dans la gazette économique du système Arifa, planète Stocksan 17 : « Recherche pour premier emploi ou contrat étudiant, une personne motivée pour équeuter des fleurs. Bonne ambiance, conditions de travail agréables. Évolution possible. » Le bonheur ! La vie rêvée ! Et dire que nous étions plusieurs sur le coup… Déprimant. Je plaignais ceux qui n’avaient pas d’autre choix que de prendre ce boulot ennuyeux pour financer leurs études ou, misère misérable, y passer le reste de leur existence.

Première leçon d’un type louche, mais expérimenté, à moi-même, dans un bar de Procyon, planète prospère des Mondes Unis : « Un contrebandier doit être en mesure de justifier son déplacement auprès des autorités. Pour un peu de contrebande, tu prends rendez-vous pour une formation, un job, un stage. Le plus important, c’est qu’ils ne se posent jamais de questions. Si la police fouille, la police trouve, et Henri Milk recevra des coups de pied au cul et ira au trou ! » Babar s’était marré. Babar, c’était un surnom, soi-disant à cause de ses grandes oreilles et de son long nez, en référence à un personnage issu de la vieille culture populaire que je ne connaissais pas. Babar avait trop fumé et la couleur de ses dents tirait sur le jaune. Il m’avait confié ma première mission.

— Transporteur léger immatriculé SW-1977-GL, Condor, vous êtes en approche de l’astroport 23. Pouvez-vous confirmer votre intention d’atterrir et décliner l’identité des passagers ?

— Henri Milk. Je suis seul et je veux bien atterrir sur l’astroport 23.

— Motif ?

— Entretien d’embauche. Je vous donne la référence candidat : 19M. Boutique : le Comptoir des plantes. Contact : Vicky Rino.

— Merci. Je vérifie.

Je n’avais pas parlé de Bob, puisque Bob était un androïde d’enseignement et que seuls les androïdes d’interactions sociales, à conscience non subordonnée, devaient être signalés. Il ne fallait pas dire à Bob qu’il était désuet ou sous-développé, car ça le contrariait beaucoup.

— Atterrissage autorisé, Monsieur Milk. Bonne chance pour votre entretien !

— Merci.

Première étape passée. La piste était en vue, largement dégagée. Un beau balisage de lumières rouges et de lignes blanches m’indiquait la place à prendre, aux dimensions exactes de mon petit vaisseau. Je me posai avec l’aisance d’une abeille sur une fleur.

— À tout à l’heure, Bob !

Il ne répondit pas. Bob était agacé parce qu’il ne comprenait pas pourquoi j’étais venu sur cette planète. Je ne pouvais pas le mettre dans la confidence, car il tenait mal sa langue. Le délit que je m’apprêtais à commettre devait bien évidemment rester mon secret.

— Ne fais pas la tête ! Tu n’es pas beau quand tu boudes.

On vivait ensemble depuis plus de seize ans. Seize ans qu’il en paraissait douze. Je le connaissais par cœur et il pouvait en dire autant de moi.

— Je raconterai tout à ton père et à Mana !

— T’as pas intérêt, répliquai-je. Pense à la fonderie !

Cette blague ne l’amusait pas.

— Et tu leur diras quoi ? J’aimerais bien le savoir.

— Que tu ne veux plus vendre de médicaments.

— C’est ma vie et j’ai toujours eu la passion des fleurs.

— Tu t’engages sur un mauvais chemin, Henri.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Je sens de l’énervement et un peu de gêne dans ta voix.

— Tu es très fort, Bob, mais tu ne sauras rien de plus.

— Ton père et Mana te tireront les vers du nez. Surtout Mana, elle est douée pour ça.

— À tout à l’heure !

Il m’agaçait. Heureusement qu’il n’était pas doté, comme certains androïdes plus sophistiqués, de capteurs biométriques qui auraient révélé mon état de stress. Je fis descendre la passerelle et l’officier de pont scanna ma carte de circulation. Des agents harcelaient parfois les voyageurs de questions sur leur provenance et leur chargement. J’étais jeune, je présentais bien et me déplaçais uniquement sur les planètes centrales des Mondes Unis… Rien qui puisse éveiller les soupçons.

— Il n’y a personne d’autre là-dedans ? demanda l’officier en scrutant l’intérieur. Montrez-vous, je vais vous trouver ! ajouta-t-il pour plaisanter.

Il jouait au gars sympa, mais je n’y croyais pas. J’essayais de ne rien laisser paraître de ma nervosité.

— Juste mon vieil androïde d’enseignement, dis-je. Un ancien modèle.

— Très bien, allez-y ! Et bonne chance pour votre entretien.

Je percevais les battements sourds de mon cœur qui martelaient mes tympans. Je le remerciai et verrouillai l’accès à l’astronef. Par chance, il faisait chaud et les gouttelettes de transpiration qui perlaient sur mon front pouvaient se justifier autrement que par la frousse. Il aurait pu découvrir mon chargement et me filer « des coups de pied au cul », comme disait Babar. La prison me guettait et avec elle, le début des ennuis auxquels je ne voulais pas penser.

Un ciel couleur ivoire masquait le soleil de Stocksan 17, petite planète minière. L’air était très sec. Je me trouvais sur le toit du centre commercial et tout autour, s’étalait un désert de roche noire au relief accidenté parcouru de rivières de sable jaune ; un paysage aride et morne. À l’intérieur du complexe, les climatiseurs offraient une atmosphère plus respirable. Un robot à chenilles, qui m’arrivait aux genoux et ressemblait à une grosse boîte de conserve grise cabossée, me proposa son assistance.

— Où puis-je vous conduire, Monsieur Milk ?

Il savait qui j’étais. La sécurité aérienne m’avait fiché et à présent, toutes les interfaces connectées au système central pouvaient m’identifier.

— Le Comptoir des plantes, répondis-je.

J’avais un premier rendez-vous à dix heures pour mon entretien d’embauche et un deuxième, une heure plus tard, pour une affaire plus discrète. Je descendis au treizième étage dans un ascenseur en verre. Mon guide en ferraille ne m’avait pas quitté et entama son office publicitaire :

— Bouquets senteurs, bouquets couleurs, bouquets plaisirs. Le Comptoir des plantes propose un vaste choix de fleurs et de plantes cultivées dans nos serres, sur Stocksan. Des conseillers à votre écoute toute la journée, sans interruption. Pour offrir ou se faire plaisir, les fleurs de vos envies, le meilleur antidote contre le stress.

L’engin crachait l’annonce avec son petit haut-parleur grésillant. Il n’avait pas fini :

— Vous fumez trop ? Fumez mieux ! Découvrez notre large gamme d’accessoires dédiés à votre passion ! Profitez d’une réduction sur le tabac de Banna et découvrez le nouvel hybride Jonctou, plus doux, aux notes vanillées ! Tous nos produits à fumer sont certifiés antistress. Évanescence, septième niveau, à côté du salon de massage.

Pourquoi m’avoir servi une annonce sur le tabac ? Se doutait-il de quelque chose ? Impossible. Il fallait que je me calme.

— Vous êtes arrivé, Monsieur Milk.

La boîte à conserve me laissa. Je repérai immédiatement la boutique, très lumineuse et ouverte sur une immense serre extérieure. La fille au comptoir faisait la tête. Elle souriait aux clients uniquement parce que son contrat l’exigeait. Quand elle sut que je venais pour le poste de coupeur de tiges, elle darda sur moi un regard noir.

— Ça fait trois mois que je trime, dit-elle. Je sèche la fac pour faire des heures supplémentaires ici et je rattrape mes cours la nuit. J’ai besoin de ce job. Je me donne à fond et ça ne leur suffit pas.

Apparemment, nous étions en concurrence. Elle avait mon âge et je la trouvais jolie avec son carré brun. Je remarquai ses joues un peu gonflées, ses yeux marron maquillés discrètement et son rouge à lèvres mauve.

— Je n’y suis pour rien, répliquai-je. Je tente ma chance, mais… Ne t’inquiète pas ! Je sens que ça ne va pas bien se passer pour moi. Je n’ai pas du tout le profil.

Elle croyait que je me fichais d’elle.

— Ça t’amuse ?

Je l’avais vraiment mise en colère.

— Si tu connaissais ma vie, poursuivit-elle, tu ne te permettrais pas ! J’en ai besoin de ce job, fils à papa !

— Fils à papa ? Elle est bonne, celle-là.

C’était la première fois qu’on me traitait de fils à papa.

— Regarde-toi avec tes fringues de riche et ta coiffure de minet ! T’es tiré à quatre épingles, tu sors de la pouponnière.

Elle me détestait vraiment. Je portais une jolie chemise taupe à manches courtes et un pantalon beige en coton, taillé droit, qui tombait sur mes chaussures sportwear noires. Quant à ma coiffure, elle valait bien la sienne. Elle décrocha le téléphone pour joindre sa responsable.

— Comment tu t’appelles ?

— Henri Milk.

— Henri Milk, Henri Milk, Henri Milk…

Elle répétait mon nom en grimaçant, pour me provoquer. Elle n’avait vraiment peur de rien. Elle reçut des instructions de sa supérieure qui ne la mirent pas dans de meilleures dispositions.

— Tu peux attendre ici si tu veux, mais j’aimerais autant que tu ailles là-bas, plus loin, très loin, dans les rayons !

— Hors de ta vue, j’ai compris.

— Ton entretien est décalé d’une heure, ajouta-t-elle.

C’était à mon tour de faire la tête. J’avais un autre rendez-vous, beaucoup plus important que celui-là, au même moment.

— C’est impossible ! dis-je. Je suis attendu.

— Le fils à papa a rendez-vous avec sa manucure ? Ou son barbier pour se faire tailler les trois poils de sa moustache ? Il a la trouille de se faire disputer s’il arrive en retard ?

Son culot me sidérait.

— Dis-lui que je ne pourrai pas être là à onze heures ! répliquai-je.

Elle haussa les épaules et reprit son travail sur son ordinateur.

— Sur l’annonce, il y a écrit bonne ambiance, ajoutai-je.

— Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit.

— Combien il y en a qui passent avant moi ?

D’un mouvement de tête, elle désigna un groupe de cinq personnes assises près d’un terrarium, dans la serre.

— C’est qui le prochain ?

— Le grand presque chauve.

— Arrange-toi pour me faire passer à sa place et je te promets de rater mon entretien !

Elle me fixa droit dans les yeux.

— Pourquoi tu ferais ça ?

— Tu l’as dit, je suis un fils à papa. C’est pour lui faire plaisir que je suis ici.

— Si tu ne veux pas de ce boulot, je n’ai rien à craindre de toi. Pourquoi je t’aiderais ?

Je m’étais fait avoir. « Il ne faut jamais éveiller les soupçons » avait dit Babar. Je ne pouvais pas me dérober sans une bonne raison et je n’en trouvai aucune.

— Les fils à papa ont pas mal d’argent de poche, non ? lança-t-elle.

Incroyable ! Elle allait me soutirer du fric.

— Je peux t’arranger un passage à midi.

— Combien ?

— Cent kassets et un cinéma.

— Pourquoi un cinéma ?

— Un bon endroit pour un deal. Et j’adore le cinéma.

— OK.

J’entamais ma carrière de contrebandier en me faisant voler par une étudiante vénale. Bonjour, l’amateur.

— Donne-moi ta carte de circulation ! ordonna-t-elle. Je te la rendrai quand j’aurai mes cent kassets.

Je n’avais pas le choix. Elle la mit sous clé avec celles des autres postulants. J’allais gagner mille kassets avec ma cargaison et dix pour cent avaient déjà fichu le camp, sans compter le prix du cinéma, parce qu’elle n’allait pas me l’offrir. Je m’étais fait avoir, mais je m’en moquais. L’argent ne m’intéressait pas. Derrière sa mauvaise humeur, je décelais une personne sensible. Elle m’attirait et je semblais l’horripiler. Je préférai donc l’abandonner. Le plus important pour moi demeurait la discrétion ; j’avais un chargement illégal à livrer. Je jouais au contrebandier dans le seul but d’infiltrer un réseau, pour prouver à Mana que moi aussi je pouvais devenir un Guerrier d’Athéna. Elle se croyait très forte avec ses ordinateurs et ses talents de hackeuse. Henri Milk, lui, s’engageait sur le terrain, incognito, face au danger, et il ne réalisait pas vraiment ce qu’il faisait. J’avais une heure à tuer et je déambulai dans les couloirs très aériens du centre commercial pour trouver le Café crème, mon lieu de rendez-vous. Il n’apparaissait sur aucun plan. Je ne le voyais nulle part. J’avais un sérieux problème. Je tournais et virais, allais d’un étage à l’autre pour repérer l’enseigne et attirai malgré moi l’attention d’un deuxième robot d’assistance client. Il avait la même forme que son confrère, en moins cabossé et peint en orange.

— Je peux vous aider, Monsieur Milk ? demanda ce nouveau guide très serviable.

Garder le silence était plus sage. Révéler le nom du bar où devait avoir lieu ma rencontre aurait été idiot. Aussi bien lui balancer : « Je viens voir un employé du centre commercial qui va s’occuper de ma cargaison de cigarettes de contrebande. »

— Je visite, déclarai-je.

Il me laissa et alla embêter quelqu’un d’autre. Comment allais-je faire ? Je me posai sur un banc et pris le temps d’observer mon environnement. Le bâtiment avait vécu et ses murs avaient besoin d’un sérieux rafraîchissement ; il datait de l’époque béton, cette ère industrielle dans laquelle étaient restées coincées la plupart des planètes colonisées de la couronne intermédiaire. Un homme vint s’asseoir à côté de moi, visiblement en colère.

— T’aurais pas une tige ?

— Non, je ne fume pas, répondis-je poliment.

La situation était cocasse. J’avais des cigarettes plein mon vaisseau. Le type, nerveux, battait la mesure avec son pied. Un rythme très soutenu.

— T’es d’ici ?

— Non.

— De ce système ?

— Non.

— Tu attends quelqu’un ?

— Non.

Sa curiosité me déplaisait.

— T’aurais pas quelques kassets à me dépanner ?

— Non, dis-je en conservant un sourire de circonstance.

— Va crever, petite merde !

Il se sauva. L’attaque n’avait été que verbale, mais le coup m’avait atteint physiquement. Je n’arrivais plus à bouger. Sur les planètes ouvrières, la frustration crispait les gens qui finissaient par ne plus se supporter les uns les autres. « La solution est politique », répétait Mana. « Elle viendra du Sénat. Il doit prendre ses responsabilités et veiller à plus d’égalité. » Je me moquais de son analyse à cet instant. Ce fou m’avait insulté et il pouvait revenir.

J’observais les clients agglutinés devant un bureau de tabac. L’Univers comptait tellement de fumeurs parmi les travailleurs que chaque consortium avait sa filiale. Des spots publicitaires vantant les qualités de telle ou telle marque de cigarettes défilaient sur les écrans lumineux. Le tabac, un psychotrope aux coûts de production dérisoires, mais taxé à mille pour cent. Grâce à moi, les ouvriers allaient pouvoir trouver leur bonheur à moindres frais sur le marché noir. Je n’en revenais pas ; mon personnage m’habitait vraiment.

Je me sentis minable de m’être laissé mal parler par ce bouffon. Un contrebandier ne s’effaçait pas ; il répondait. Je me rêvais Guerrier d’Athéna et un Guerrier d’Athéna avait de l’étoffe. Je manquais cruellement d’envergure. Deux agents de la sécurité du centre m’interpellèrent.

— Vous attendez quelqu’un, Monsieur ?

— Non, pourquoi ?

— Que faites-vous assis ici ?

— Rien. Je patiente.

— Vous patientez pour quoi ?

— J’ai un entretien d’embauche au Comptoir des plantes. Il a été décalé.

— Votre carte de circulation, s’il vous plaît.

— Je ne l’ai pas. Elle est au magasin.

— Quel est votre nom ?

— Henri Milk.

Il appela son collègue du poste de sécurité. Pour quelqu’un qui voulait passer inaperçu, je me débrouillais rudement bien. J’avais deux agents sur le dos et tout le monde me regardait. Ils relevèrent mes empreintes digitales avec un scanner que même leurs arrière-grands-parents auraient trouvé désuet. Après avoir obtenu les informations sur mon état civil, ils me reprochèrent à demi-mot de ne pas être resté chez moi, sur Orion. J’appris que des dealers squattaient le centre commercial et qu’ils effrayaient les clients. Les agents m’avaient pris pour l’un d’eux.

— Ce n’est pas mon genre, dis-je. Moi, je veux vendre des fleurs.

Ils me regardaient bizarrement et devaient s’interroger : « Pourquoi ce jeune qui habite la planète la plus riche des Trois mondes est venu se perdre chez nous ? » Ils me prenaient assurément pour un marginal. On les contacta sur leur talkie et ils me laissèrent. Un dealer… Ils me sous-estiment, pensai-je. Pour ne pas attirer davantage l’attention, j’abandonnai mon banc et me remis à la recherche du Café crème. L’heure tournait. Si d’autres agents me surveillaient derrière l’œil des caméras, ils devaient vraiment me trouver suspect. J’entrai, pour faire comme tout le monde, dans un commerce de tabac et achetai un paquet de Gipsys. Au moment de régler, j’interrogeai le caissier.

— Le Café crème, vous savez où c’est ?

— Aucune idée.

Le type m’avait à peine regardé. Sa condescendance me répugnait. En sortant, je consultai les prix des paquets de cigarettes sur un tableau à cristaux liquides – une autre relique – et constatai que j’avais payé le mien trop cher. J’hésitais à y retourner. Je repensais à Babar : « Ne te fais pas remarquer ! » Je n’étais plus à ça près. J’avais supporté l’insulte, mais pas l’arnaque. Je remontai la file des clients pour affronter le caissier.

— Il y a une erreur sur le prix, dis-je.

— C’est pas possible.

Je n’affichais plus le même sourire poli du garçon trop gentil. Il scanna le paquet – devant mes yeux, cette fois – et le bon prix apparut. Celui du ticket ne correspondait pas.

— Désolé, un bug de la machine, déclara-t-il.

Je restai froid.

— Le Café crème, ça ne vous dit vraiment rien ? insistai-je.

— Le Café crème, voyons voir… Ça doit être l’ancien Café des sports. François est mort. Le nom a dû changer.

Je le remerciai d’un sourire forcé et affrontai le regard réprobateur des nicotinomen que j’avais doublés et qui me reprochaient mon sans-gêne. Le Café des sports se situait au niveau zéro du complexe, face à Boplus, une enseigne de la grande distribution. J’empruntai de nouveau l’ascenseur en verre. Plus je descendais, plus la décoration s’affadissait. La peinture se décollait des murs gris, abîmés et tagués. Le nombre d’ouvertures sur l’extérieur se réduisait et l’éclairage blafard des néons remplaçait tristement la lumière du jour. Quand la porte s’ouvrit, j’assistai à un défilé bruyant de chariots remplis de victuailles. Les clients de Boplus, après avoir fait leurs achats, gagnaient en masse les parkings souterrains et les stations de tramway pour rentrer chez eux. Ils se déplaçaient essentiellement en transports en commun ou en véhicule terrestre privé. En effet, posséder un astronef était un luxe qu’aucun ouvrier ne pouvait se permettre. Je trouvai enfin le Café des sports.

L’endroit, livré à l’effervescence des parieurs, baignait dans un brouhaha incessant. Une centaine d’écrans de télévision tapissaient les murs et diffusaient en direct les matchs, les combats, les courses et tout autre type de compétition ouverte à la mise. Les gageurs gesticulaient. S’arrêter pour regarder un programme sans se faire bousculer s’avérait impossible. J’étais entouré d’excités qui encourageaient avec ardeur, et parfois vulgairement, leurs champions humain, exo ou animal. Des automates tenaient les caisses. D’après ce que je pouvais voir, les sommes engagées n’étaient pas importantes – quelques pièces ou un petit billet – et tout le monde espérait empocher le gros lot pour ne plus avoir à travailler, ou mieux, fuir cette planète pour une autre plus décente. En balayant du regard les lieux, je remarquai, posé dans un coin, un panneau rose et blanc aux reliefs voluptueux : l’enseigne du Café crème. Il évoquait une ambiance plus raffinée, plus chaleureuse que celle du Café des sports.

— Ils veulent nous siphonner jusqu’au sang, me dit un quinquagénaire aux yeux larmoyants.

Il avait le teint rougeaud et semblait en mauvaise santé. Pour respirer, il ouvrait grand la bouche.

— Ils veulent taxer davantage les paris, ajouta-t-il. L’ancien patron en a crevé ! Le nouveau a tenté de nous virer, mais ça fait une semaine qu’on ne l’a pas revu. Tu penses, les paris, ça rapporte !

Il se pencha à mon oreille.

— C’est la pègre qui est aux commandes ici aussi.

— J’acquiesçai.

Il attendait avec impatience le départ d’une course nautique et me colla sous le nez le reçu de sa mise.

— Celle-là m’amènera sur Procyon ! affirma-t-il.

Sans doute que le malheureux en rêvait depuis des années. Il se planta devant un écran et m’oublia. Je squattai l’une des rares tables que comptait l’établissement. Le plateau, bancal, et le pied, très haut, avaient souffert. Les chaises et les tabourets manquaient, faute de place. Je fis signe à un androïde pour qu’il vienne prendre ma commande, mais trop d’excités encombraient l’espace qui nous séparait et son programme lui interdisait de jouer des coudes. Il fallait absolument que je sois servi. Mon correspondant devait m’identifier grâce à ma consommation : une eau pétillante Rosac. Personne n’en buvait. Le café, la bière ou le vin avaient la préférence des habitués. J’allais faire tache avec ma boisson, mais je n’étais plus à ça près ; avec mon style BCBG, tout le monde m’avait déjà repéré. La jolie vendeuse du Comptoir des plantes avait raison. J’étais un fils à papa tout droit sorti de sa pouponnière et perdu dans une meute d’ouvriers appâtés par le gain. L’androïde se présenta enfin. Il datait d’une autre époque et le nom de robot lui convenait mieux. Avec ses articulations monoaxe, il se rapprochait davantage des modèles ancestraux que de leurs évolutions plus élégantes. Je fus servi et vis rapidement débouler un type, jeune, qui portait un gilet aux couleurs bleues et blanches de Boplus.

— C’est meilleur avec deux tranches d’agrumes, dit-il.

— Le citron, c’est ce que je préfère, répondis-je.

Le contact était noué.

— Je fais des rotations toutes les deux heures pour livrer les commandes à l’astroport. À quelle heure je passe pour toi ? Treize heures, quinze heures, dix-sept heures, dix-neuf heures ?

— Le plus tôt possible. Treize heures.

Je voulais vite me débarrasser de ma marchandise.

— C’est quoi ton emplacement ?

— A3.

Il disparut aussi rapidement qu’il était arrivé. N’ayant plus rien à faire dans ce troquet bruyant, je décidai de le fuir quand un gaillard me saisit par le col.

— T’es là pour jouer ou nous emmerder ?

— Pardon ?

— Qu’est-ce que tu viens foutre ici ?

— De quoi je me mêle ? répliquai-je sèchement. Fichez-moi la paix !

J’avais osé. Dans le regard niais du type, je lisais : « J’ai plus rien à perdre, j’ai disjoncté, mais avant d’en finir, je vais buter quelqu’un, et ce quelqu’un, ce sera toi, parce que ta gueule me revient pas ». Il leva le poing pour l’écraser sur ma figure, mais tomba aussitôt à genoux. Un gars au crâne rasé, derrière lui, l’avait neutralisé. Mon sauveur n’était ni plus grand ni plus taillé que moi, mais tout son être transpirait la violence. Il avait un visage dur, des yeux clairs à vous glacer d’effroi. L’attention se focalisait de nouveau sur moi. Quand mon mystérieux bienfaiteur me fit signe de partir, je ne demandai pas mon reste. Je filai sans même le remercier. Je pris rapidement l’ascenseur pour monter au dix-septième étage et gagner le Comptoir des plantes.

— Quelque chose ne va pas ? m’interrogea mon étudiante avec une gentillesse retrouvée. Tu es tendu ?

Effectivement, j’étais sous pression.

— Pourquoi tu stresses puisque tu te fiches de l’entretien ?

Elle redevenait caustique.

— Ils passent Jurassic Park dans la salle holographique, m’apprit-elle. Ça te dit ?

— Pas vraiment. Laissons tomber le cinéma ! Si tu veux, je te le paye, mais tu iras toute seule.

— Pas question ! Tu oublies notre deal.

— Tu auras tes cent kassets.

— Tu dois m’accompagner.

Elle y tenait vraiment. Un autre aurait compris qu’elle me draguait.

— Va boire un coup et te rafraîchir un peu ! Tu es tout blanc.

— Non, je vais aller m’asseoir dans le jardin.

J’avais grandi au milieu des plantes, dans la quiétude et la sérénité des forêts. Rien que l’odeur des végétaux, de l’humus, suffisait à m’apaiser. Ma rivale transformée en ange me porta un verre d’eau.

— Comment tu t’appelles ?

— Henri.

— Moi, c’est Emy.

— Merci, Emy.

— Tu es malade ? Tu as un problème de santé ?

— Non, mais merci de t’en soucier.

— Je me disais aussi… Quand on est riche, on n’est pas malade.

— Je ne suis pas riche.

— Plus que moi. Je retourne à l’accueil. Bonne chance pour l’entretien !

Elle était gentille – je l’avais deviné – et son sourire gracieux ajoutait à son charme. J’allais lui rapporter cent kassets et une place de cinéma. Ceci expliquait peut-être sa compassion soudaine. Je n’y croyais pas, mais après mon agression, je n’avais plus les idées claires. Au café, la situation aurait pu dégénérer. Le type qui m’avait sauvé était sans doute un agent de la pègre, un exécutant missionné par des barons pour que perdure l’activité lucrative des paris. Le quinquagénaire rougeaud disait peut-être vrai ; les gangs se rapprochaient de plus en plus des mondes centraux.

Je m’assis près d’un rang d’azalées et respirai leur parfum. La dernière fois que j’en avais vu, c’était sur Ogoon, quand je déracinais des angéliques pour en extraire l’huile essentielle. Mana vagabondait avec moi, mais comme toujours, elle avait le nez collé sur son écran d’ordinateur et je m’étais sali les mains pour deux.

La responsable de la boutique vint me chercher. C’était une petite dame menue aux cheveux gris bouclés, une mamie. Elle me mena à son bureau et me laissa choisir la chaise sur laquelle je voulais m’asseoir. Pour ne pas paraître douillet, je pris la plus inconfortable, celle avec une assise en plastique dur et quatre pieds en fer. La pièce était annexée à la serre, isolée par une cloison transparente. Tout le monde pouvait nous voir. La patronne me fixait avec ses grands yeux bleus. Elle portait des lunettes très épaisses, de la même couleur.

— Vous allez me parler un peu de vous, déclara-t-elle, affable.

Des montagnes de papiers couvraient son bureau. Mana aurait eu une crise d’urticaire ; elle prônait l’archivage électronique et maudissait la paperasse.

— J’ai dix-neuf ans et je m’appelle Henri Milk. Je vis sur Orion et je cherche à travailler dans le floral.

— Vous n’avez rien trouvé chez vous ? Je suis surprise.

— Non. Et j’ai envie de changer d’air.

J’avais anticipé cette question et déjà préparé ma réponse.

— Vous n’êtes pas en fuite au moins ?

Elle souriait de sa plaisanterie, mais moi, j’y voyais un mauvais présage. La blague ne m’amusait pas.

— Vous avez une formation ?

— Pas officielle, mais j’aime les plantes. Je les connais bien.

Je ne pouvais pas lui révéler que j’avais passé six ans sur une planète exo à les cultiver pour l’industrie pharmaceutique, que j’étais le plus jeune commercial d’une boîte innovante et que je me fichais complètement de son job.

— Quelles sont vos plantes ou fleurs préférées ?

— À quel niveau ? Couleur, forme, odeur, usage médical ?

— Médical ? Vous avez ce genre de connaissance ?

— Oui, évidemment, c’est primordial.

Elle parut surprise.

— Nos clients se moquent des usages médicinaux des plantes, répliqua-t-elle.

Sa réflexion m’agaça.

— C’est dommage. En parcourant les rayons, j’ai vu des angéliques, des onagres, du houblon, de la valériane, des nigelles. J’ai pensé acides phénoliques, acides gras, flavonoïdes, glutamine, thymoquinone, vitamines et minéraux.

— Je veux bien vous croire, mon garçon, mais nous ne faisons pas ce commerce. Nos clients souhaitent ramener chez eux un peu de nature pour la contempler, sentir ses ondes positives. Nous en avons tous besoin.

— La nature, c’est dehors, pas dans les appartements.

Ses grands yeux bleus m’incriminaient. Un long silence s’installa.

— Vous êtes un activiste ? Vous êtes venu ici pour me sermonner ? Sachez que je gère ce magasin, mais que je ne suis qu’une employée. Si vous cherchez quelqu’un sur qui cracher votre venin, passez votre chemin ! Soyez plus courageux et allez taper plus haut ! Chez Orus Five, nous sommes plus de cinq mille et ce ne sont pas les responsables qui manquent.

Je ne comprenais pas pourquoi je m’étais emporté. Sans doute un trop-plein d’émotions à évacuer.

— Veuillez m’excuser ! J’ai fait une erreur en venant ici.

— J’aime mon métier, Monsieur Milk. C’est une chance que beaucoup n’ont pas. Je ne mène aucun autre combat.

C’est bien là le problème, pensai-je.

— Je peux y aller ?

Elle me fit signe de sortir. Je retournai à l’accueil.

— À te voir, dit Emy, ça s’est déroulé comme tu voulais. Mal.

— Exactement.

— La séance est à quatorze heures. Je t’attends ici.

— OK.

Son tour approchait de s’entretenir avec la patronne. Je lui souhaitai bonne chance et regagnai le Condor. Mes déboires me donnaient la nausée.

— Je te sens contrarié, dit Bob. Tu veux en parler ?

Rien ne lui échappait.

— Absolument pas ! répliquai-je.

Je m’installai confortablement sur mon fauteuil de pilote et fermai les yeux. Je réfléchissais. J’avais réussi à intégrer un réseau clandestin. Que penserait Mana de moi ? Héros ou idiot ? Idiot, car je ne l’avais pas tenu informée et la cellule Athéna serait dans l’incapacité de me venir en aide s’il m’arrivait malheur. Que penserait Babar ? Bon ou mauvais ? Mauvais, car je m’étais fait bêtement remarquer par la sécurité. Que penserait mon père ? Fier ou pas fier ? Honteux, car j’étais devenu un marchand illégal de tabac alors qu’il luttait pour une société en meilleure santé. Que penserait Bob ? Je le savais déjà.

— On s’en va ? me demanda-t-il.

— Pas encore.

— Qu’est-ce qu’on attend ?

— Je dois livrer mes paquets.

— Tes paquets de quoi ?

— T’occupe !

— Je peux regarder ?

— Que je t’y prenne ! Un androïde d’enseignement, ça ne fouille pas, ça enseigne.

— Tu n’as pas toujours eu le même discours. Tu veux que je te rappelle les quelques fois où tu m’as obligé à fouiller ?

Il n’avait pas besoin de me rafraîchir la mémoire, je m’en souvenais parfaitement. Enfant, je me servais de lui pour braver certains interdits.

— Tu files un mauvais coton, Henri.

— T’inquiète !

J’attendis treize heures avec impatience. Le tarmac était désert. Depuis le cockpit, je scrutais les allées et venues du personnel et des rares propriétaires d’aéronefs. Soudain, arriva un chenillard aux couleurs de Boplus, conduit par mon contact. Il tractait deux remorques chargées de caisses. Il abandonnait sa marchandise devant les vaisseaux ou la montait à bord et récupérait les anciens contenants. J’abaissai la passerelle pour le recevoir. Il me tendit un bon de commande bidon et me remit quatre caisses – vides – que je remplis avec ma cargaison illégale. Il ne m’inspirait pas confiance. Son regard était fuyant.

— Vite ! dit-il.

— Pourquoi, on te surveille ?

— Bien sûr ! J’attends que ça de me faire prendre. Magne-toi au lieu de discuter !

Il n’en fallut pas davantage pour que je le déteste. Je transpirais à cause de l’effort et du stress. Il s’empara des caisses et poursuivit sa tournée.

— Est-ce qu’il y a des prisons pour les androïdes ? demanda Bob. Ou c’est directement la fonderie ?

Je ne voulais plus l’entendre.

— Pas besoin d’être de la dernière génération pour comprendre que tu viens de faire une grosse bêtise, lança-t-il.

— Je repars.

— Où tu vas encore ?

— Au cinéma.

— Et tu ne m’amènes pas ?

— Non.

— Les films, on les a toujours vus ensemble, déclara-t-il, peiné.

Il grattait la corde sensible.

— Il y a un début à tout ! affirmai-je.

Je l’avais blessé et le regrettais. De retour au centre, je fus immédiatement pris en chasse par une boîte de conserve à chenilles qui m’invita à découvrir La pause bien-être, un salon de massage. Je m’y rendis. J’avais une heure à tuer et ne souhaitais pas déambuler sans but et risquer de me faire à nouveau interpeller. J’avais compris la leçon. Je croisai mon agresseur du matin, toujours à la recherche d’une clope et de monnaie. Une pulsion soudaine me domina. Je lui balançai une cigarette au visage.

— Apprécie, crétin !

Je partis sans me retourner. Je m’attendais à ce qu’il réplique d’un juron ou me rattrape pour me cogner, mais rien ne se produisit. J’avais gagné. Je me sentais plus fort, mais pas assez pour affronter la brute au regard niais du Café des sports. Je passai les portes du salon de massage et m’installai sur l’un de leurs énormes fauteuils en cuir. Derrière les parois vitrées, les gens cheminaient avec hâte. Je devinais leur nervosité et je peinais à me décontracter face à un tel spectacle.

— Fermez les yeux, Monsieur, pour mieux profiter de votre séance ! me conseilla l’employée du centre.

Les roulements, les vibrations et la chaleur m’enlevèrent. Je rêvais des forêts d’Ogoon et de nos pérégrinations avec Mana. J’entendais la hackeuse pianoter sur son clavier d’ordinateur. Elle ne s’en séparait jamais, sauf quand nous jouions avec nos amis brahalas. Je revivais ces moments d’euphorie qui avaient bercé mon adolescence et vu naître mon désir d’intégrer la cellule Athéna. L’alarme de fin de séance me réveilla. Peu avant quatorze heures, je rejoignis Emy à la boutique. Ses yeux étaient rouges ; elle avait pleuré. Elle me restitua ma carte de circulation.

— Ça ne s’est pas bien passé ? lui demandai-je. Elle a pris quelqu’un d’autre ?

— Bravo ! Comment tu as deviné ?

— Je suis désolé.

Elle me faisait de la peine.

— On va quand même au cinéma ? l’interrogeai-je.

— Non. Rentre chez toi !

Elle parlait sous le coup de la contrariété. Je n’avais pas envie de la laisser.

— Tu oublies notre deal. Je dois t’inviter.

Elle céda, sans trop d’effort, mais demeura maussade. Je payai deux places et nous nous installâmes sur le plateau mobile du dôme de projection holographique. Des larmes coulaient sur ses joues. Je lui tendis ses cent kassets.

— Arrête ! dit-elle. Tu ne croyais quand même pas que j’étais sérieuse ?

— Si, pourquoi ?

Elle refusait de prendre les billets.

— Chose promise, chose due !

J’insistai et elle finit par accepter.

— Je dépense la moitié de mon salaire pour aider ma mère à se soigner, confessa-t-elle. Maintenant, je ne pourrai plus.

— Qu’est-ce qu’elle a ? Ce n’est pas pris en charge ?

— Non, parce que d’après le médecin, elle peut encore travailler. Elle souffre d’inflammations pulmonaires.

Cette pathologie sévissait sur les planètes oxygénées à l’algue brune des Barat. Les micro-organismes, au bout d’un certain temps et sans que personne sache pourquoi – ou ne cherche à savoir – entamaient un processus de dégradation toxique. Ils rejetaient dans l’air des nanoparticules phosphorées qui atteignaient les bronches. Pour assainir les lieux de vie, il suffisait d’un humidificateur et de feuilles d’andragone. Cette plante se cultivait sous serre en atmosphère enrichie, mais le marché s’avérait peu rentable pour l’industrie. La cueillir sur des planètes exos lointaines constituait une alternative, mais alors son prix de vente augmentait considérablement. Sur Ogoon, l’andragone poussait comme de la mauvaise herbe.

— À quel stade elle en est ?

— Pourquoi ? Tu t’y connais ?

— Un peu. Mon père travaille pour un groupe pharmaceutique.

Moi qui devais en révéler le moins possible…

— Elle a dit stop aux examens, c’est une torture.

Le cancer guettait ceux qui laissaient s’installer le mal. Au premier stade, il se soignait, mais pas sur les planètes pauvres, car les traitements coûtaient cher. Au deuxième stade, il fallait entrer en institution et suivre une thérapie réservée à une patientèle fortunée. L’espoir était néanmoins permis : les Brahalas avaient élaboré un antidote naturel et Tryllek, l’entreprise pour laquelle je travaillais, attendait l’autorisation du Sénat pour entamer les essais cliniques. Cette autorisation tardait à leur être délivrée, car elle mettait en danger l’économie des autres groupes pharmaceutiques.

— Je peux t’aider, dis-je à Emy pour la rassurer. Gratuitement.

— Pourquoi tu ferais ça ?

— Parce que ça ne me coûte rien.

— Tu demandes quoi en échange ?

Elle me fixait.

— J’ai une amie qui s’est laissé prendre, dit-elle, pour financer sa première année d’étude. Le type a eu ce qu’il voulait, et elle, elle regrette.

— Tu parles de quoi ?

— De prostitution.

— Tu es folle ! Jamais je n’aurais pensé à un truc pareil.

J’étais horrifié que l’idée lui ait traversé l’esprit.

— Je sais où trouver de l’andragone, affirmai-je. C’est tout.

Elle doutait de ma franchise.

— Tu es bizarre comme garçon.

— Peut-être, mais je suis honnête. Je viendrai t’en apporter.

— Tu es qui, au juste ?

— Il vaut mieux que tu n’en apprennes pas trop.

J’appliquais enfin les conseils de Babar ; en bon contrebandier, je devais rester mystérieux. Le film commença et je n’y portai que peu d’intérêt – une histoire de dinosaures revisitée par les ingénieurs de l’holographie. Un divertissement très bof. Je préférais les voir en vrai sur Orion, dans un parc qui leur était consacré. La lumière se ralluma et Emy me laissa sur un bout de papier son adresse électronique et son numéro de mobile.

— Tu tiendras ta promesse ? Tu reviendras ?

— Juré.

J’eus droit à un sourire radieux. Elle se leva pour gagner la sortie et j’en profitai pour mieux la regarder. Elle portait un pantalon noir assez ample et un chemisier blanc qui donnait beaucoup de relief à sa poitrine. Elle avait mon âge, mais la contrariété la vieillissait. Lorsque nous nous quittâmes, je compris qu’elle doutait encore de ma sincérité. Je pris le chemin de l’astroport sur le toit du centre commercial et quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, j’imaginai le Condor cerné par les agents de la sécurité. Il n’y avait que Bob qui m’attendait sagement.

— C’est bon, maintenant, on s’en va ? demanda-t-il.

— Oui, mais on va revenir.

— Ça, on verra !

Il croyait détenir encore une once d’autorité. Je ne disposais pas d’intelligence artificielle et devais renseigner le plan de vol manuellement dans l’ordinateur de bord.

— Bob, je trouve que tu es de plus en plus effronté.

— Impossible. Mon programme ne le permet pas. Je suis juste soucieux de te protéger.

— Le petit Henri est grand, maintenant. Laisse-le tranquille !

— Qui me parle ? Monsieur Je fais n’importe quoi ?

Il se tut quelques instants et revint à la charge.

— Pourquoi est-ce que tu me gardes avec toi ? Pour me torturer ?

— Non, Bob. Parce que je t’aime. Je l’avais coincé. Aucune riposte ne lui était permise. Je décollai avec l’aisance du pilote qui connaissait son vaisseau sur le bout des doigts et le Condor franchit rapidement la stratosphère très basse de Stocksan. J’avais une heure trente-sept de voyage à 0,84 qvl – la vitesse de croisière de mon transporteur léger – pour gagner Orion. Je devais trouver un créneau dans mon emploi du temps pour me rendre sur Ogoon et voler quelques feuilles d’andragone aux Brahalas. Il ne fallait pas que Mana l’apprenne. Bob n’avait pas intérêt d’ouvrir sa bouche de petit rapporteur. Celle qui avait grandi avec moi et que je considérais comme ma sœur ne supportait pas les secrets et je l’imaginais déjà enrager à l’idée que je puisse lui cacher quelque chose.

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