Il est difficile de revenir sur un événement tragique qui a marqué votre enfance. On préfère en général l’oublier, lorsque cela est possible, ou lui trouver une explication rationnelle et rassurante d’adulte. L’énigme de la disparition dont je fus à l’époque l’unique témoin est sur le point d’être résolue, vingt ans après. Si j’ai pris la décision de rédiger cette lettre, c’est seulement pour me libérer d’un poids trop lourd à porter. Jamais je n’aurai le courage de parler à quelqu’un. Encore moins à la police. La justice choisirait pour moi l’hôpital psychiatrique plutôt que la prison, bien que je ne sois pas fou. J’ai vécu un événement extraordinaire. J’en fus même l’acteur majeur, impliqué par la curiosité et l’amour que j’avais pour une fille singulière. Je ne suis pas un lâche. Enfin, je crois. La peur, grande et toujours présente, ne me fera plus reculer. Ma culpabilité n’est pas encore certaine, mais… Un ouvrier a fait une découverte macabre, la semaine dernière, à cinquante kilomètres au sud de notre village, en Espagne. Les résultats des analyses paraîtront demain. S’ils se révèlent être ceux auxquels je m’attends, j’enverrai cette lettre aux autorités et disparaîtrai.
* * *
Je me nomme Benoît Verlet et j’avais onze ans au moment des faits. C’était à la rentrée de septembre 1969. Cinq mois plus tôt, mon père avait reçu sa mutation pour Saint-Engrace, un village des Pyrénées, le jour même où le général de Gaulle démissionnait. Nous vivions alors perdus dans le centre de la Creuse. Mon père était directeur d’une école primaire et s’était porté candidat à l’exil pour pourvoir un poste au pied des montagnes. Saint-Engrace était un petit patelin des Pyrénées-Atlantiques à la frontière nord-est du Pays basque. Nous arrivâmes au mois de juillet et nous installâmes dans la maison de fonction. Maman trouva rapidement à s’occuper en faisant des ménages et divers travaux de ferme. Il n’y avait pas beaucoup d’habitants, un peu plus de cinq cents, et tous étaient actifs. Même les plus âgés avaient toujours à faire. Je me fis très vite des amis. Plutôt timide, je passais mon temps dehors à observer les autres enfants. Tous leurs jeux se déroulaient à l’extérieur. On m’intégra rapidement. Mon adresse à la pelote basque y fut pour beaucoup. Je vécus un été agréable, le plus riche en émotions de mes jeunes années.
C’est seulement à la rentrée que je découvris l’existence de Maïder, notre voisine. Elle habitait une ferme, un vieux bâtiment délabré qui servait aussi d’étable. Dans le village, les garçons et les filles ne se mélangeaient pas. Chaque sexe avait ses occupations. Je l’aperçus pour la première fois sur le chemin qui menait à l’arrêt du bus scolaire. Je la suivis, surpris de ne jamais l’avoir remarquée avant. Elle était belle, élancée. Elle portait ses longs cheveux châtains attachés en queue-de-cheval. Elle semblait ailleurs, avait le regard fuyant. La première chose qui me frappa fut son odeur. J’étais habitué aux parfums de ma mère, mais celui que Maïder diffusait, aux arômes de fleurs et d’herbe fraichement coupée, enivrait. Je me posais de nombreuses questions sur l’endroit où elle avait passé ses vacances. Si elle était restée chez elle, pourquoi n’avait-elle jamais mis les pieds dehors ? Les autres enfants m’apprirent qu’elle était folle, comme ses parents, et qu’elle ne fréquentait personne. Je compris à les entendre qu’elle leur faisait peur.
Maïder entrait, comme moi, en sixième. Nous ne partagions malheureusement pas la même classe. Chaque matin, chaque midi et chaque soir, l’envie me dévorait de lui proposer mon amitié. Elle restait seule, à l’écart. Je n’arrivais pas à aller vers elle. J’étais comme mes camarades. Elle m’impressionnait, m’attirait et m’effrayait en même temps. Je la trouvais magnifique, envoutante, pareille à ces représentations picturales de nymphes devant lesquelles on s’émerveille. Je devinais qu’elle se désintéressait totalement de ses semblables.
Régulièrement, à l’heure du souper, des disputes bruyantes éclataient dans la ferme où elle vivait. Elles mettaient mes parents mal à l’aise. À la question que je ne leur posais jamais, ils me donnaient pour seule explication la brutalité du monde paysan. Je n’imaginais pas une seconde pouvoir grandir dans un tel milieu. Avant de m’endormir, je passais de longs moments derrière la fenêtre de ma chambre. J’espionnais ma jeune voisine, à l’affût de ses moindres faits et gestes. Elle ne paraissait jamais. Elle devait travailler, pensais-je, malgré le dérangement provoqué par les cris de ses parents. Je m’inquiétais pour sa scolarité. J’appris qu’elle figurait au palmarès des meilleurs élèves.
Un autre soir, posté derrière ma fenêtre, alors que la fatigue troublait ma vision, je la vis quitter la ferme et disparaître sur une pente de la montagne. M’imaginer à sa place m’épouvanta. Je me voyais perdu, livré aux animaux sauvages, aux fantômes et autres monstres légendaires qui habitent les hauteurs. Je restai comme paralysé, guettant désespérément son retour. Ma mère fit irruption. Elle avait remarqué la lumière encore allumée de ma lampe de chevet et m’ordonna le coucher. Je m’exécutai sans rien dire de l’escapade entreprise par notre voisine. Cette nuit, mes rêves d’amour s’assombrirent. Ils furent peuplés de créatures sans nom et sans forme, nées de mon imagination fertile et de ces histoires que nous nous racontions pendant les vacances sur la place du village, pour nous faire peur, avant de rentrer.
Je me réveillai tôt le lendemain matin et me précipitai à la fenêtre. Tout semblait normal. Je petit-déjeunai peu et partis prématurément pour surveiller de loin la maison de Maïder et m’assurer qu’il ne lui était rien arrivé. Son père me remarqua. C’était un homme grand et massif. Il me faisait penser au tronc d’un chêne. Son visage rougeaud, abîmé, ressemblait à une pomme de terre gonflée. Il buvait, c’était certain. Il me salua d’un mouvement de tête, à moins que ce fut un geste de provocation. Je m’échappai. Quand Maïder arriva à l’arrêt de bus, elle diffusait toujours cette odeur étrange de forêt fleurie. J’étais peut-être le seul à la sentir, car aucun de mes camarades n’en parlait jamais.
Le soir, durant le dîner, alors que de nouveaux cris s’élevaient, je prétendis être fatigué pour gagner plus rapidement ma chambre. Cette fois, j’éteignis la lampe pour ne pas être dérangé par ma mère. Maïder quitta la ferme aux alentours de vingt et une heures. Je restai éveillé jusqu’à minuit et ne la vis pas revenir. Je finis par me coucher et pris la décision de marcher sur ses traces, la prochaine fois. Si une fille pouvait le faire, je devais aussi en être capable. À cette idée, je dus rallumer la lumière. Chaque ombre projetée sur les murs me glaçait le sang. Le moindre bruit m’effrayait. J’eus du mal à trouver le sommeil. La perspective de m’en faire une amie exorcisa momentanément mes peurs. Le lendemain, elle gagna comme à son habitude à l’arrêt de bus. Mon rôle d’espion commençait à me plaire. J’échafaudais des plans sans qu’elle n’en sache rien. Je me sentais fort.
Je profitai du mercredi pour préparer mon équipement. Un vêtement imperméable, une lampe électrique, des piles de rechange et un canif. Lorsque je glissai mon sac sous le lit, je réalisai la stupidité de mon entreprise. Je pouvais me perdre, faire une mauvaise rencontre, me blesser, et surtout être pris. Il suffisait que ma mère entre dans la chambre pendant mon absence, pour une raison quelconque, et j’étais cuit. Je revins à mon pupitre pour terminer mes devoirs — depuis le début de cette histoire, attiré par cette fille, mes notes avaient chuté — et jurai de trouver le courage nécessaire pour me lancer.
Durant près d’une semaine, Maïder demeura sagement chez elle. Du moins, je ne remarquai pas ses sorties. Son attitude ne changeait pas : distante, mais toujours aussi captivante. Je fis la connaissance de sa mère lorsqu’un de ses moutons pénétra mon jardin. J’étais seul à la maison et je dus, la peur au ventre, frapper à leur porte. Je fus soulagé de ne pas tomber sur le père et heureux d’éviter Maïder avant d’avoir découvert son secret. Sa mère m’adressa un large sourire. La pauvre femme semblait abattue. Je pense aujourd’hui que son mari la cognait. Elle reconduit le mouton très têtu qui devait revenir plusieurs fois brouter dans mon jardin. Comme il retrouvait systématiquement le chemin de l’étable une fois son appétit satisfait, nous ne signalions plus sa présence.
Ce fut le samedi soir que Maïder se remit à fuguer. J’avais passé la journée à jouer à la pelote et la fatigue se faisait sentir. Lorsqu’elle quitta sa chambre, je dus prendre rapidement une décision. Le week-end, ma mère me surveillait moins. Il y avait donc peu de chance qu’elle découvre mon absence. Je m’emparai de mon sac, ouvris la fenêtre et sautai discrètement dans l’herbe. La lune était presque pleine. Je pouvais discerner sa silhouette tout en restant à bonne distance. La forêt était silencieuse. Autour de moi, tout me faisait peur. Je m’attendais à voir apparaître des yeux luisants dans les buissons. Un hululement de chouette me glaça le sang. Un craquement de branche me paralysa. J’empruntai un chemin de terre assez large pendant environ quinze minutes. Ce fut après que les choses se compliquèrent. Maïder s’engagea sur un sentier abrupt qui mit le feu à mes jambes. Le passage était étroit et bordé d’une végétation dense. Chercher à s’en écarter aurait été suicidaire. Je pris mes distances, car à plusieurs reprises des ronces frottèrent bruyamment mon blouson. J’étais sûr qu’elle ne quitterait pas ce chemin et pus donc ralentir. Ma colère contre ces maudites ronces était grande et me faisait oublier tous les autres dangers. Après une dernière pente raide, le passage s’ouvrit sur un vaste espace de verdure. Une bergerie se trouvait au milieu. Maïder y entra. M’aventurer plus près aurait été périlleux. Aucun arbre, aucun buisson ne pouvait me cacher. Je restai à bonne distance et l’observai de loin. Comme un imbécile, je n’avais pas pensé à prendre mes jumelles. Une lumière inonda soudain la baraque de pierres. Je distinguais la fugueuse assise à une table, penchée sur quelque chose. Elle semblait écrire, dessiner. Derrière elle, un adulte, je ne vis que son ombre, la surveillait. J’imaginais un berger. La lumière s’éteignit. Maïder sortit et emporta avec elle de grandes feuilles de papier. Je la perdis de vue. Au loin, je devinais les flancs abrupts des montagnes, immenses, menaçantes. Elle allait les rejoindre. Je retournai en courant chez moi, la peur au ventre. Une fois rentré, je remarquai en me déshabillant quelles conséquences avaient eu les attaques des ronces sur mon blouson. Il était déchiré à plusieurs endroits. Ma mère allait demander des explications et je projetais de lui raconter mes déboires lors d’une randonnée improvisée avec les copains.
Le lendemain, après le repas de midi, je pris mes affaires de pelote et me rendis au fronton, comme tous les dimanches. J’annonçai à mes amis ne pas pouvoir rester et prétextai une balade en famille. Ils furent très agacés, car à trois, l’organisation des parties était plus compliquée. L’un d’eux voulut m’accompagner, mais je refusai. Cette histoire ne concernait que moi et Maïder.
J’effectuai donc l’ascension, mais cette fois en plein jour. Le paysage était magnifique. J’évoluais dans un arc-en-ciel de couleurs chatoyantes, apaisantes. Les formes que la nuit avait rendues menaçantes étaient redevenues amicales. Je m’arrêtai pour caresser l’écorce des arbres, leurs feuilles, respirer le parfum des fleurs. Chaque fois, je devinais la présence de celle qui m’avait entraîné ici. Je m’engageai sur le sentier pentu. Il faisait chaud et je transpirais à grosses gouttes. Je ne pus éviter à mon blouson de nouvelles attaques. Lorsque j’arrivai en vue de la bergerie, elle me parut complètement abandonnée. Je m’approchai et jetai un œil à l’intérieur. Les carreaux étaient sales. Je devinai une table dans un coin et rien d’autre. Il n’y avait personne. Je poussai la porte. Une odeur forte de moisi m’agressa. Il faisait sombre et de nombreux insectes profitèrent de mon intrusion pour s’échapper. D’immenses toiles d’araignées pendaient au plafond et je supposais la taille gigantesque des tisseuses. Je ne fis pas un pas de plus et refermai la porte. J’empruntai le chemin sur lequel Maïder avait disparu et il me mena à un précipice. Il interdisait l’accès à la montagne située en face. Au fond de cette faille naturelle coulait une rivière dissimulée sous de grands arbres. J’entendais son chant, sans quoi je ne l’aurais jamais devinée. Le massif qui me faisait face s’élevait à plus de cinq cents mètres de hauteur. Ses flancs étaient abrupts, quasiment perpendiculaires au sol. Par endroits, des corniches étroites accueillaient des vautours. Je me demandais comment atteindre ce lieu. Il devait exister une passerelle quelque part. Je me serais engagé dans sa recherche si je n’avais pas cru distinguer, au sommet, une forme en mouvement. Cela aurait pu être n’importe quoi : un pottok, une brebis, une chèvre. Mais je pensais à Maïder. La chose se figea et je fus saisi. Elle me regardait. Je baissai la tête et rebroussai chemin. J’accélérai le pas pour disparaître le plus vite possible. Cette vision me hanta le reste de la journée.
Ma mère cria fort en voyant l’état de mon blouson. Je ne réagissais pas. J’avais peur que Maïder m’ait reconnu. Avant de me coucher, j’observai, lumière éteinte, la ferme plongée dans l’obscurité. Les lieux étaient paisibles. Je m’allongeai et fermai les yeux. L’image de cette masse rocheuse, inaccessible, dominée par Maïder, me donnait le vertige. Je ressentais un malaise, celui d’arpenter les terres du surnaturel. Je repensais aussi au berger. Après tout, c’était peut-être lui, là-haut. Cette idée me rassura et je m’endormis.
Le lendemain matin, je me réveillai plus tôt que d’habitude. J’avalai rapidement mon petit-déjeuner et me cachai pour surveiller le départ de Maïder. Je craignais qu’elle m’ait reconnu, la veille. Quand elle quitta la ferme, j’attendis une longue minute et pris la route derrière elle. Le bus arriva immédiatement. Elle n’eut pas un seul regard pour moi. Son indifférence habituelle me rassura.
Je l’observai pendant la récréation. Mon comportement finissait par ressembler au sien ; je m’isolais des autres enfants. Elle continuait de m’ignorer. Totalement.
Après le repas du soir, je pris place à mon poste de surveillance et guettai. J’étais concentré sur mes exercices de mathématiques, mais une partie de moi était sous l’emprise de la fugueuse. Elle sortit. J’éteignis ma lampe, ouvris la fenêtre et m’envolai pour une nouvelle excursion nocturne. Je n’oubliai pas de prendre mon blouson d’aventurier. Ce soir-là, les nuages atténuaient la clarté lunaire. La visibilité était moindre, mais je connaissais le chemin. Il n’y avait donc aucun risque que je me perde. J’avançais lentement. Le paysage endormi ne m’effrayait plus. Je dominais mes peurs et me sentais presque à l’abri. Un coup de vent soudain réveilla les arbres. Leurs branches dénudées s’agitèrent au-dessus de ma tête. Elles ressemblaient à des bras et leurs rameaux étaient des mains fourchues. Cette image ne me vint pas par hasard. Elle était prémonitoire. Je m’engageais sur le sentier étroit lorsque Maïder apparut. Elle se tenait debout, droite, figée, face à moi. Elle me fixait de ses yeux noirs. Mon cœur battait la chamade. Mes jambes se dérobèrent et je me retrouvai cul à terre. Elle se rapprocha. J’étais paralysé.
— Tu ne sais pas ce que tu fais, dit-elle.
Sa voix était posée. Elle se rapprocha encore. Je reconnus son odeur, même mêlée aux autres senteurs végétales.
— Va-t’en ! ordonna-t-elle.
Elle me foudroyait du regard. Je ne pouvais plus ouvrir la bouche.
— Si tu me suis, je vais disparaître, ajouta-t-elle. C’est ce que tu veux ?
Je la fixais, tétanisé par la peur. Nous restâmes quelques secondes ainsi, les yeux dans les yeux, moi à la redouter, elle à scruter mes pensées. Puis elle s’enfuit. Je me relevai et rentrai chez moi, peu fier.
Je me réveillai au milieu de la nuit. Un peu de sommeil m’avait remis les idées en place. Je reconsidérai cette histoire avec lucidité et en conclus que ma fascination pour cette fille m’avait retourné le cerveau. J’avais fleureté avec la folie et pénétré son royaume. Sans aucun doute, elle voulait que je m’y perde. Mon amour se transforma en colère et je décidai de me venger. Cette cinglée s’était fichue de moi et devait encore en rire. Je me rendormis, plein de hargne.
Le lendemain matin, je fus le premier à l’arrêt de bus. Je faisais les cent pas. Je cherchais mes mots, préparait mes phrases, prévoyais tout ce que j’allais lui balancer à travers la figure. Il fallait qu’elle comprenne qu’on ne se moquait pas de moi comme ça. Je restais loin des autres écoliers. Maïder arriva enfin. Encore une fois, elle fut égale à elle-même. Distante. Indifférente. Ce qui se déroulait autour d’elle ne l’intéressait pas. Elle gagna encore. Comment pouvait-elle se comporter de la sorte après ce qui s’était passé ? Dans le bus, je m’assis à côté d’elle. Je me lançai.
— C’était bien hier soir ?
Les enfants qui m’avaient entendu braquèrent leurs yeux sur nous. Personne, avant moi, ne lui avait adressé la parole. Aucun n’avait jamais perçu le son de sa voix, même pas en classe. Elle me fixait et pourtant, dans son regard, j’étais transparent. Elle tourna la tête. J’insistai.
— Tu n’as pas envie de me parler, dis-je, agacé. Je ne suis pas intéressant.
Les spectateurs très attentifs attendaient une réaction de sa part. Elle n’en eut aucune. Après le repas de midi, je retentai ma chance. Personne ne nous surveillait.
— J’habite à côté de chez toi. Je sais où tu vas la nuit. Pourquoi tu fais comme si je n’existais pas ?
— Laisse-moi tranquille ! Ne me parle plus !
Je m’énervai.
— Pour qui est-ce que tu te prends ?
Elle serra les poings.
— Laisse-moi tranquille ! hurla-t-elle.
Toute l’école fut témoin de cet esclandre. Un long silence s’installa, très pesant. Je ne savais plus où me mettre. Maïder trouva refuge dans une salle de classe. Son attitude était insupportable. Elle m’avait ignoré, rejeté et venait de m’humilier devant tous les élèves. Je décidai de me venger en sabotant ses sorties solitaires. La montagne était à tout le monde et elle n’avait pas l’exclusivité des lieux.
La voix de son père s’éleva très fort ce soir-là. J’étais persuadé qu’elle monterait. Je quittai la table plus tôt en prétextant une fatigue due à mon cours de sport. J’emportai ma lampe de poche, des piles de rechange et mes jumelles, sans oublier mon inséparable blouson déchiré. Je devais atteindre avant elle la bergerie. J’imaginais sa tête et sa réaction en me voyant. Elle serait obligée de s’expliquer, de me parler. On ne peut pas ignorer quelqu’un qui partage ce genre de secret. L’ascension me prit moins d’une demi-heure. Arrivé devant la bâtisse en pierre, une angoisse me saisit. J’avais complètement oublié le berger. Je n’entendais aucun bruit, ne voyais aucune lumière. Je décidai d’entrer. J’éclairai le sol, car je ne souhaitais pas déranger les locataires à huit pattes du plafond. J’en faisais abstraction, non sans mal, et m’approchai de la table en bois. Plusieurs bougies en partie consumées étaient entassées dans une vieille caisse. Un carton à dessins, plus grand que ceux qu’on utilisait en art plastique, se trouvait en dessous. Il était épais et renfermait de nombreuses esquisses. Je l’ouvris. Ce que j’y découvris bouleversa ma perception de la forêt et de la fille dont j’étais amoureux. Je fis défiler un à un les dessins devant mes yeux jusqu’à ce que la peur m’emporte. Je voyais, tracés au crayon à papier, des formes, des visages, des silhouettes terrifiantes qui s’extirpaient des arbres, de leur écorce et de leur feuillage, des fleurs et de tout ce que la nature fabriquait de minéral et de végétal. Ces choses étaient gigantesques ou aussi petites qu’un brin d’herbe. Tous les animaux étaient des monstres. Les parois rocheuses du haut massif avaient des yeux qui vous fixaient et vous défiaient. Des mains noueuses jaillissaient de la terre et attendaient votre passage pour vous entraîner dans les profondeurs. Mais le plus effrayant fut cette créature qui tenait dans ses bras la fille que je voulais séduire. Ses membres étaient des branches feuillues et bourgeonnantes, longues et sinueuses. Deux pommes noires flétries remplaçaient ses yeux. Il avait un nez tordu et pointu, une chevelure de houx et une bouche creusée dans l’écorce pourrie. Ce monstre était sans aucun doute le compagnon secret de Maïder. Il vivait là, dehors. Il l’attendait. Je ne pris pas le temps de remettre les dessins en place. Je laissai tout sur la table et détalai. Les créatures étaient partout. Elles m’observaient, je sentais leur présence. Je tombai plusieurs fois. Mes vêtements ne me protégeaient plus. Ma peau saignait à cause des griffures des ronces et des chocs contre les racines et les pierres qui jalonnaient le chemin. Il m’était égal de croiser ma voisine. C’était son ami répugnant que je voulais à tout prix éviter. Lui et toutes ces choses surnaturelles qui pouvaient m’emmener je ne sais où. Je retrouvai ma chambre, terrifié. Je fermai aussitôt la fenêtre et tirai les rideaux. Je disparus sous mon lit, haletant comme un fugitif pourchassé par la mort. Il me fallut une heure pour recouvrer mes esprits et me déshabiller. Tous mes vêtements étaient abîmés. Je les rangeai dans un coin où ma mère ne pourrait pas les dénicher. Lorsque je consultai mon réveil, il indiquait une heure du matin. J’avais dû perdre connaissance en tombant. Cette nuit, je ne pus trouver le sommeil.
Le lendemain, Maïder n’attendait pas le bus. Elle ne vint pas à l’école. Les autres élèves m’interrogèrent. Notre altercation était dans leur mémoire et certains me soupçonnaient d’être responsable de son absence. On ne m’avait jamais porté autant d’attention. En classe, mes camarades ne cessaient de me lancer des regards accusateurs, mais ils ne m’affectaient pas. Mes pensées voyageaient sur les hauteurs hantées. On me raconta que le professeur avait eu du mal à me sortir de ma torpeur.
Le soir, à mon retour, une voiture de gendarmerie était garée devant la ferme. Le voisinage s’était rassemblé et j’appris que Maïder avait disparu. Ma vision se troubla. Je n’entendais plus rien. Je demeurai seul face à la vieille bâtisse délabrée. Je sus que je ne le reverrais jamais. Son père resta muet aux questions des gendarmes. Il semblait profondément abattu. Sa mère pleurait. Elle pleurait sans s’arrêter. Une brigade de recherche arriva quelques minutes plus tard. Des chiens excités accompagnaient les militaires. Ils empruntèrent le chemin qui montait à la bergerie. Ma mère me tenait la main. Elle venait d’apprendre ce que je savais depuis longtemps, que nos voisins laissaient sortir leur fille pendant la nuit et qu’elle se promenait seule dans la montagne. Cette révélation lui avait donné des sueurs froides. Mon père ne disait pas grand-chose. Il s’interrogeait en silence ou simplement s’en fichait. J’étais coupable de sa disparition. Elle m’avait prévenu. Je l’avais suivi et j’avais découvert son secret. À l’instant même où je fus dans ma chambre, je tirai les rideaux. Je refusais de regarder dehors. La nuit tombée, de profondes angoisses m’obligèrent à réveiller mes parents. Je prétextai être terrifié par cette disparition et ne plus pouvoir rester seul. Ils comprirent et me laissèrent dormir avec eux.
Le lendemain, à l’école, tout le monde parlait de Maïder. Personne ne la connaissait aussi bien que moi. C’était ma victime. Un moment, je me laissai convaincre qu’elle était réellement folle et qu’elle avait fugué, qu’on la retrouverait bientôt. Dans les journaux, les reporters pointaient l’irresponsabilité des parents. Ces derniers affirmaient bien s’occuper de leur enfant et lui céder l’espace de liberté dont elle avait besoin. Ils se dédouanaient en mettant en avant ses bons résultats scolaires. La brigade de recherche ne trouva strictement rien dans la bergerie. J’appris qu’elle appartenait à la famille, que Maïder y était chez elle. J’en conclus qu’avec son horrible compagnon ils s’y étaient rendus pour récupérer les dessins et les bougies avant de disparaître.
Le soir, les gendarmes frappèrent à ma porte. Ils souhaitaient m’interroger. Ils avaient eu vent de mon altercation avec la jeune fille en questionnant les autres enfants. Je leur confiai simplement avoir voulu être son ami et que j’avais essuyé un violent refus. Cette explication leur suffit. Ma mère était perplexe. Elle ne comprenait pas pourquoi je ne lui avais jamais parlé de notre voisine. Lorsqu’elle découvrit mes vêtements troués et tachés de sang et de terre, elle me sermonna. Je crois qu’elle avait deviné ce qui s’était passé, du moins en partie, mais elle me voyait trop choqué pour me cuisiner. Elle tenta un peu plus tard, grondant que si j’avais quelque chose à dire, que si je partageais des secrets avec cette fille, il fallait que je les confesse rapidement. Je révélai avoir marché sur ses pas, par curiosité, l’ayant vu plusieurs fois emprunter la route des sommets, et que je n’étais jamais parvenu à l’aborder. Elle ne me parla plus jamais de cet événement.
Je m’étais installé dans la chambre d’amis dès le lendemain de sa disparition. Je ne voulais plus dormir dans la mienne. Plus tard, les parents de Maïder déménagèrent. Ils avaient vendu tous leurs biens et oublié le mouton qui se plaisait dans notre jardin. Il me revint. La ferme resta plusieurs mois sans occupant.
Chaque nuit d’orage, je croyais entendre le monstre aux yeux noirs roder près de la maison. Il profitait du vent et de la pluie pour se rapprocher sans bruit. Je l’imaginais, tapi dans l’ombre, attendant que j’ouvre la fenêtre pour m’étrangler avec ses doigts bruns et tortueux entremêlés de ronces. Je trouvais rarement le sommeil avant minuit et jamais je n’éteignais ma lampe de chevet.
Quelques mois plus tard, un homme, Pierre, vint s’installer dans la ferme. C’était lui le berger que j’avais aperçu, j’en étais certain. Mes parents l’aimaient bien. Il échangeait chaleureusement avec eux, avait toujours une histoire à raconter. Moi, je gardais mes distances. Lorsque je croisais son regard, je sentais qu’il me fusillait de reproches. Il acheta une centaine de moutons et proposa plusieurs fois à mes parents de m’amener avec lui là-haut, à la bergerie. Je refusais systématiquement, terrorisé. Jamais je n’étais retourné sur les pentes hantées de cette montagne.
Un soir du mois de juin, à l’approche des vacances scolaires, j’oubliai de fermer ma fenêtre. J’avais passé l’après-midi et une partie de la soirée à jouer à la pelote. La disparition de Maïder me tourmentait un peu moins. Par habitude, je laissais quand même la lumière allumée. Je fus réveillé par un violent coup de vent qui me caressa froidement la joue. Lorsque j’ouvris les yeux, mon cœur cessa de battre. Aux pieds de mon lit se tenait le monstre de la montagne. Il me regardait, figé, prêt à bondir. Ses bras étaient tendus vers moi. Ses mains de rameaux griffus se rapprochaient de mon cou. Il sentait le bois humide. Des vers et des mille-pattes se promenaient sur la mousse de son visage. Le trou pourrissant de sa bouche changeait lentement de forme. Il parlait, mais je n’entendais rien. La scène me parut durer des heures. Je poussai un cri qui réveilla sans doute tout le village. Un cri perçant qui le fit partir. Il s’éloigna et enjamba la fenêtre. Une fois dehors, il se retourna et me jeta un dernier regard. Je crus que ses gros yeux noirs m’aspiraient. Lorsque ma mère entra, il n’était plus là. Je sautai dans ses bras et demeurai un long moment accroché à elle. Elle me parlait pour me rassurer, mais rien n’y faisait. Je ne lui donnai aucune explication, sinon celle d’un cauchemar, et refusai de dormir seul.
Le lendemain, de retour de l’école, je croisai Pierre. Sans me regarder, il prononça distinctement ces mots : « On a fait un vilain rêve cette nuit ? » Il continua sa route comme si de rien n’était. Le soir, il me fut impossible de rester dans ma chambre. Le problème se posa aussi les jours suivants. Mes parents m’amenèrent voir un médecin qui leur certifia que mes peurs allaient disparaître avec le temps. Il fallait que j’arrête d’écouter les histoires de fantômes. Mon malaise perdura. En août, je fis une violente crise d’angoisse. Je dormais depuis deux mois dans la chambre de mes parents. Ils prirent la décision de déménager.
Ils trouvèrent une maison à Tardets, près de mon collège, à moins de vingt kilomètres de Saint-Engrace. Il fallait que mon père puisse continuer d’exercer à l’école primaire du village.
La veille de notre départ, je voulus me confronter à moi-même. Au milieu de la nuit, je décidai de surmonter ma peur. Je me levai et quittai la chambre de mes parents pour retourner quelques instants dans la mienne. J’allumai la lumière du couloir, marchai lentement et posai la main sur la poignée de la porte. Je faillis abandonner. Je voyais la créature au centre de la pièce. Je trouvai un peu de courage en me disant que c’était ma dernière nuit ici. J’ouvris d’un geste rapide. Je balayai du regard le lieu désert et ne découvris rien d’effrayant. Je fis quelques pas. Soudain, un bruit me paralysa. Quelqu’un, ou quelque chose, dehors, voulait attirer mon attention. On tapait contre le carreau, cinq coups et une pause brève, plusieurs fois. Des doigts aux extrémités dures et pointues, perforants. J’imaginais le monstre. Puis le rideau bougea. La fenêtre devait être entrouverte, car je vis apparaître une feuille de papier. Elle tomba au sol. Je n’osai m’en approcher. Était-ce un piège ? Le roulement des doigts avait cessé. J’attendis quelques minutes que le silence soit installé et ramassai le dessin. Il représentait avec exactitude la scène de la créature me guettant, immobile, à côté de mon lit. Je reconnus le style de l’artiste : c’était Maïder. Je laissai l’œuvre terrifiante dans la chambre et retournai auprès de mes parents. Le lendemain, je la rangeai dans mes cartons et quittai cette maison pour toujours.
En y repensant, je me souviens avoir versé quelques larmes pour notre mouton. Nous ne pouvions pas l’emmener dans notre nouvelle résidence. Mon père l’avait offert à Pierre. L’animal semblait heureux avec lui.
* * *
Je vis toujours à Tardets. Je suis marié et père d’un petit garçon. En vingt ans, je n’ai jamais remis les pieds à Saint-Engrace. Les montagnes m’effraient. On s’y promène parfois en famille, mais j’évite les balades en fin de journée. Rien que d’imaginer ce chemin où je m’aventurais seul, cette bergerie abandonnée, ce massif inaccessible, tous ces lieux maudits, j’en ai des frissons.
Ce matin, à la lecture du journal, je suis tombé sur l’article qui a réveillé ces horribles souvenirs. Des restes de ce qui semble être une jeune personne ont été trouvés la semaine dernière, lors de travaux de construction. Les résultats des analyses paraîtront demain. Il est trois heures du matin et je suis assis derrière mon bureau, à rédiger ce courrier qui fera peut-être de moi un suspect, voire un coupable dans cette affaire de découverte macabre. Maïder est morte par ma faute et je n’ai rien voulu dire aux gendarmes. Si les preuves sont faites qu’il s’agit bien de son corps, je ne pourrai plus me cacher. Je me livrerai aux esprits de la montagne et leur abandonnerai mon âme. Je regarde le dessin qu’elle m’a offert. Je suis prêt, maintenant, à retrouver la créature qui a hanté mes nuits et à m’expliquer avec elle. Elle ne me fait plus peur, je suis adulte.
Je range ce courrier dans un tiroir et rejoins ma femme dans notre lit. Au passage, je jette un œil inquiet sur mon fils qui dort paisiblement. Mon père ne s’est jamais soucié de moi. Il me croyait dur et je devais l’être. sans nul doute, je l’ai déçu. Peut-être que mon enfant vit lui aussi des moments difficiles, loin de mes préoccupations d’adulte. Je suis un étranger. Heureusement qu’il a sa mère. En m’allongeant près d’elle, je réalise mon bonheur. Je ne suis pas seul. De vieux démons tentent de ressusciter mes angoisses, mais j’ai quelqu’un à mes côtés. Ma femme me protège. Je m’endors paisiblement.
Quatre heures plus tard, je réveille mon fils qui doit aller à l’école. Je le regarde. Ma compagne nous rejoint. Dehors, la ville s’éveille. Le vacarme des voitures remplace le silence troublant de la nuit. Cette vie autour de moi me fait prendre conscience de ma bêtise. J’ai replongé dans cette histoire fantasque pour m’y perdre. Je me fais la promesse de parler à mon fils pour lui montrer que je tiens à lui.
Je consulte le journal et apprends que les ossements retrouvés datent du début du siècle. Je suis soulagé. Pour fêter la nouvelle, je décide de passer la fin de la journée avec les autres commerçants du quartier. Je ferme la librairie à dix-huit heures trente et rejoins mes amis avant le souper familial. J’oublie l’heure, une fois de plus, et lorsque je rentre chez moi, mon épouse et mon fils dînent, rient et discutent. Tant pis, je lui parlerai demain. Je demande un peu de tendresse à ma femme, mais elle me repousse. Elle n’aime pas mon euphorie quand j’ai trop bu. Elle se trompe ; je suis simplement heureux de n’être pas coupable. Je m’endors vite. Au milieu de la nuit, un hurlement m’arrache au sommeil. C’est mon fils. Je me précipite dans sa chambre. J’ouvre la porte, allume la lumière et le trouve assis sur son oreiller. Il respire rapidement, quelque chose l’a effrayé. Ses yeux sont grand ouverts. Je m’assois près de lui. Mes paroles le réconfortent. Il se calme et me raconte son cauchemar : il jouait à cache-cache dans un champ de maïs avec ses amis quand soudain il réalise qu’ils ont disparu. Il se met à courir, le champ est immense et les tiges de maïs sont très hautes et difficiles à écarter. C’est sans issue. La menace se rapproche. Il se réveille dans son lit et un épouvantail entre par la fenêtre. Le monstre de paille lui dit qu’il est son prisonnier, qu’il doit partir avec lui. Il le tire par les pieds. Je le regarde, rassurant, paternel. Il s’est confié comme jamais je n’ai eu le courage de le faire. Il retrouve son calme. Il veut se rendormir, seul. Il est plus fort que moi. Avant de me coucher, je passe par mon bureau pour détruire ce courrier absurde et jeter ce dessin. J’hésite. Je ne peux pas. Je me suis construit avec. Je repense à mon fils. Demain, je le conduirai sur mon chemin, lui ferai visiter la bergerie et lui montrerai le massif que je n’ai pas réussi à affronter. Je suis prêt.
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