Monsieur le Commissaire,
Je préfère conserver l’anonymat. J’ai des choses à me reprocher et vous comprendrez que je souhaite me tenir éloigné de toute procédure judiciaire. Je suis résident à la maison de retraite « Les Embruns ». Je ne trouve plus le sommeil depuis l’agression de monsieur Béro, il y a trois jours. Je crains pour ma personne. Le coupable est toujours dehors et il s’en prendra bientôt à moi. Il s’appelle Philippe Lausière et vit chez ses parents au 7 rue Vauban. J’ai fait mes recherches. Je suis impliqué dans cette histoire comme trois autres pensionnaires, mais contrairement à eux, je suis pris de remords et je confesse mon inquiétude. J’ai hâte de savoir ce jeune homme violent convoqué par vos services. Son arrestation, ou du moins son fichage, tempéreront son animosité. Il désire se venger et je le comprends. Mais cette lettre de dénonciation est à sa décharge. Je m’explique.
Vous vous souvenez sans doute de l’inscription « Vengence », mal orthographiée, écrite à la peinture rouge sur le mur de la maison de retraite, et du lot de poubelles éventrées, et de la dégradation, à deux reprises, du bac à sable du parc Saint-André. Votre équipe n’a pas réussi à mettre la main sur les responsables de ces méfaits. Je vous les livre. Philippe Lausière et son groupe d’amis ont été nos mains. Nos cerveaux décrépis les ont guidés.
Le centre d’accueil des sans-abris, situé près de la maison de retraite, ennuie tous ceux qui, comme moi, passent leurs après-midis dans le parc Saint-André. Des personnes mal intentionnées, malodorantes, voire répugnantes, y rôdent. Le Conseil général a voté l’implantation de cet établissement dans notre ville contre l’avis de la communauté. Une manifestation a même eu lieu, mais elle est restée sans suite. À l’aube des dernières élections, le terrain était censé accueillir les fondations de la piscine municipale, d’une médiathèque ou d’une base de loisirs. Les pourparlers étaient encore d’actualité il y a un an. Il n’a fallu que quelques minutes à nos élus régionaux pour sceller notre sort.
Depuis que nous partageons notre espace de verdure avec ces vagabonds, la population familiale a déserté les lieux. Le rire des enfants et celui de leur mère ont disparu. Nos rares moments de joie se sont évanouis. On ne trouve plus aucun banc sans déjections d’oiseaux. Les pigeons arrivent chaque jour plus nombreux pour nettoyer les restes laissés par les clochards. Les marginaux s’installent partout et n’hésitent pas à nous interpeller. Ils mendient et nous insultent. La peur, qui nous prend au ventre, nous oblige à nous déplacer en groupe. Nous passons les derniers instants de notre vie dans la crainte.
Tout a commencé il y a près d’un mois. Nous avons signé une pétition pour découper le parc en deux zones, la plus grande nous étant réservée ; nous sommes plus nombreux. Nous n’avons pas été entendus par les élus, mais notre revendication est parvenue aux oreilles des marginaux. Ils nous jetaient alors des regards plus noirs que d’ordinaire.
Un après-midi, nous avons été accostés par un groupe de lycéens. Ils cherchaient quelques euros, sans doute pour se procurer de la drogue, celle que contenaient leurs drôles de cigarettes au papier noirci. Les malheureux subissaient à l’évidence l’influence désastreuse de leurs aînés errants et sans avenir. Nous nous sommes entretenus avec ces garçons plutôt que de les renvoyer avec une pièce. Ils étaient plus intéressants que nous ne l’aurions cru. Nous avons parlé politique. Leur discours bourgeois, appris par cœur à la table des parents, nous fit doucement sourire. Ils parlaient avec conviction, c’était comique, mais leur mécontentement résonnait avec le nôtre. Ils détestaient les sans-abris et auraient préféré voir pousser une base de loisirs plutôt qu’un « refuge pour fainéants ». Ce furent leurs propos. Notre collaboration commença à cet instant. Nous savions qu’il ne manquait que quelques incidents « majeurs » pour fermer définitivement le centre d’accueil. Ils viendraient s’ajouter aux nombreuses pétitions déjà signées par la communauté des riverains. Nous avons promis de l’argent à ces jeunes pour qu’ils fassent croire à l’implication des vagabonds dans une série de dégradations orchestrées par nous. Notre contact, le chef du groupe, était Pierre Lausière. Nous ne pensions pas que les choses pouvaient mal finir.
Notre première idée fut d’écrire sur le mur de la maison de retraite « Vengeance ». Nous avons rémunéré nos complices pour qu’ils se fournissent en peinture. Après la demande que nous venions de faire aux élus et l’indignation qu’elle avait créée parmi les sans-abris, nous étions certains que vos services feraient le rapprochement avec eux. Le lendemain matin, le directeur portait plainte contre X. « Vengence » était mal orthographié. Il manquait le « a ». Le délit ne pouvait être l’œuvre que d’une personne sans instruction. Cette faute jouait en notre faveur. La chance était de notre côté. Tous les soupçons pesaient sur eux. À notre grande surprise, nous apprenions que bon nombre de ces marginaux étaient cultivés et que les autres avaient un alibi. Heureusement, vous avez trouvé le pot de peinture dans la poubelle du centre d’hébergement. Nos jeunes amis avaient vu plus loin que nous. Ils furent récompensés par vingt euros chacun.
Deux autres fois, les murs de notre établissement furent souillés d’injures : « À mort les vieux ! » et « Les cadavres au cimetière ! ». Ces offenses n’étaient pas inspirées par nous. Les lycéens avaient de l’imagination. Nous avons cependant trouvé ces mots très désobligeants. Une entreprise privée venait à chaque fois nettoyer les inscriptions. Ils utilisaient des produits très chers et nous avons craint que le coût de ces dépenses imprévues ne provoque une augmentation de notre loyer déjà élevé. Nous leur avons donc demandé d’arrêter.
Comme les choses ne bougeaient guère à la mairie, nous sommes montés d’un cran. Il fallait que le désœuvrement des clochards nuise au voisinage. Nous avions besoin de plus de voix pour nous faire entendre. La nuit suivante, toutes les poubelles des rues adjacentes au centre furent éventrées. Les chats sauvages et autres chiens errants ont trimbalé les ordures jusque dans la cour de l’école maternelle située à cinq cents mètres de là. Nos complices ont manqué d’intelligence, la dispersion était trop importante pour qu’on puisse l’imputer aux marginaux. Ils sont sales, mais ce ne sont pas des animaux. Résultat, les premiers soupçons sont apparus. Des rumeurs comme quoi on cherchait à nuire aux sans-abris circulaient. Il nous fallait être plus malins et nous faire oublier. Une semaine passa. La meilleure idée que nous ayons eue vint de Pierre Lauzière lui-même. Souvenez-vous du bac à sable souillé ! Les jeunes paraissaient amusés à l’idée de déféquer et d’uriner dans cette aire de jeu réservée aux enfants. Je trouvais ce dessein ignoble, mais à n’en pas douter, il allait mettre le feu aux poudres. Le lendemain, l’information fit le tour de la ville en quelques heures. La mairie fut harcelée de coups de téléphone de parents outragés. On ne parlait plus d’un complot contre les vagabonds, on voulait les voir disparaître. Nous avions réussi. Les jeunes en furent quittes pour cinquante euros chacun.
Les jours suivants, le centre d’hébergement était dans le collimateur des élus les plus influents. L’énergie dépensée par les marginaux et leurs défenseurs pour se faire entendre fut importante, mais ils ne parvinrent pas à convaincre l’opinion. Nous avions presque gagné.
Dès lors, il aurait été de notre devoir de modérer l’enthousiasme de nos complices, voire de stopper notre collaboration. Portés par leur fougue juvénile et attirés par l’appât du gain, nos compères ont voulu réitérer leur exploit, mais ils ont été repérés par l’un des pensionnaires de notre maison, monsieur de la Bastide qui enfreint parfois le règlement intérieur pour admirer les étoiles depuis le parc. Il était de sortie ce soir-là et vous a rapporté, Monsieur le Commissaire, que des jeunes faisaient leurs affaires dans le bac à sable nouvellement changé. Il ne s’est pas trompé. Son témoignage est sorti des murs du commissariat et on a recommencé à reparler de complot. Dans les jours qui suivirent, Pierre est revenu nous voir. Nous voulions tout arrêter, convaincus que cette manigance ne mènerait plus à rien. Lui voyait les choses autrement ; il craignait d’avoir été reconnu. Il nous menaçait de nous « défoncer », je le cite, si nous ne lui remettions pas mille euros. Nous avons pris peur. Heureusement qu’il y avait du monde près de nous cette après-midi, car il nous aurait « défoncés », j’en suis certain. Nous ne l’avons plus revu durant deux semaines. C’est à la tombée de la nuit, alors que mon ami et complice Jean-Baptiste Béro rentrait seul d’une longue promenade dans le parc, que Pierre a réapparu. Il lui a demandé sur un ton menaçant de lui remettre les mille euros. Jean-Baptiste cherchait à fuir lorsque son agresseur l’a bousculé. Il est tombé et s’est déboîté l’épaule. Le malheureux ne voulait pas porter plainte, mais il a craqué face au personnel de l’établissement qui ne croyait pas à son histoire de faux pas. J’ai honte pour nous, mais je dois confesser que sans l’intervention d’un sans-abri ce jour-là, Pierre se serait acharné sur mon ami. L’homme s’est interposé et a fait fuir l’adolescent avant de reconduire le blessé.
Ce que j’éprouve est plus fort que la honte. Nous avons été ridicules. Je suis pris de remords. Nous voulions répondre à l’affront fait par les cadres de la région en diffamant le centre d’accueil. C’est raté. Plus grave, notre égoïsme nous a poussés à manipuler des adolescents. Nous avons fait de l’argent une arme contre ceux qui n’en ont pas. Je comprends tout à fait que Pierre ait voulu se venger. Mais il doit quand même être puni. Ne soyez pas trop dur avec lui. Je vous demanderai également de ne pas lui poser de questions à notre sujet. Vous comprendrez que nous sommes des personnes âgées, que nos jours sont comptés, et que toute implication dans cette histoire nous serait fatale. Nos familles ne comprendraient pas. Je vous promets, Monsieur le Commissaire, de faire tout mon possible pour accepter l’idée de vivre aux côtés des marginaux. Et pour vous montrer notre reconnaissance, nous nous engageons, moi et mes complices, à organiser des rencontres avec ces gens. Qui sait, nous pourrions peut-être les aider. Nous tiendrons cette promesse uniquement si vous choisissez de taire cette affaire. En d’autres cas, ils resteront nos ennemis. Car une fois qu’ils connaîtront notre identité, l’idée d’une vengeance pourrait leur traverser l’esprit.