« Papa, il est revenu ! » murmure énergiquement ma fille depuis sa chambre.
2h30 du matin. Je me réveille en sursaut. Va-t-elle se calmer toute seule ?
« Papa, il est là ! » insiste-t-elle.
Pitié ! Qu’elle se rendorme !
« Papa, je l’entends ! »
C’est sûr, elle ne va pas me lâcher. Je suis obligé de lui répondre.
« C’est un mauvais rêve, rendors-toi !
— Papa, viens, sinon il va rentrer !
Décidément, je n’arriverai pas à l’apaiser sans me lever. À six ans, elle ne fait toujours pas ses nuits. Les biberons, les dents, les coliques, le vent, l’orage, les gens qui parlent dans la rue, les voitures, pipi, caca, le loup… Il y a toujours quelque chose pour troubler son sommeil, et le mien. À côté de moi, sa mère ronfle. Et dire qu’aux premiers jours de sa vie, maman se réveillait au moindre bruit. Un souffle de mécontentement, un juron, une allure précipitée… Je contiens ma colère et je la rejoins.
« Pourquoi tu ne dors pas ?
— J’ai entendu un bruit dehors. C’est le loup.
— Mais non, il n’y a rien, regarde ! »
Je tire les rideaux. L’éclairage d’un lampadaire dessine des formes grotesques sur le mur blanc de la maison des voisins.
« Tu vois papa, c’est le loup.
— Mais non, ce sont des ombres, rendors-toi !
— Ca me fait peur les ombres, papa.
— Tu n’as qu’à pas les regarder !
— Mais elles veulent rentrer dans ma chambre.
— Tu vois bien qu’elles ne peuvent pas sortir du mur. »
Le vent souffle, les formes changent. Ces obscures transformations captent son attention, et la mienne.
« Tu n’as rien à craindre, c’est un gentil poisson, dis-je.
— Non, c’est un requin.
— Regarde bien, le poisson s’est transformé en ours.
— Non, c’est un dinosaure.
— Un dinosaure, n’importe quoi… C’est un petit lapin.
— Non, c’est un loup.
— Un hippopotame, comme il est mignon cet hippopotame.
— Non, c’est une méchante vache avec des cornes pointues. »
Cette gamine a réponse à tout, comme sa mère. Il faut que cette discussion cesse au plus vite. J’ai autre chose à faire qu’à faire la liste des animaux au milieu de la nuit. Il faut que je sois plus malin.
« Quel est ton animal préféré ?
— La licorne.
— Attention, je crois qu’elle va arriver. Tiens, la voilà, c’est la licorne !
— C’est pas la licorne, c’est le dragon-zombie »
Maudit grand frère et ses jeux vidéo !
« Ça n’existe pas les dragons-zombies ma chérie.
— Si, ça existe !
— Je te dis que non.
— Comment tu sais ? »
Ma patience est sérieusement entamée. Un nom surgit soudainement de ma mémoire embrumée.
« C’est Darwin qui l’a dit !
— Qui c’est Darwin, Papa ?
— Quelqu’un qui a vu et qui connaît tous les animaux.
— Comme Noé ?
— Oui.
— Il a vu des licornes ?
— Oui.
— Il y avait des licornes sur l’arche de Noé ?
— Oui. »
Cette révélation la laisse songeuse. Elle va chercher à me coincer, j’en suis sûr.
« Elles sont où maintenant ? » me demande-t-elle.
Je n’en peux plus.
« Sur le mur, regarde !
— Je veux en voir une pour de vrai.
— Et moi je veux voir Morphée.
— Qui c’est Morphée, papa ?
— La dame qui garde les licornes.
— Je veux la voir moi aussi.
— Tu n’as qu’à dormir, on ne la voit que dans les rêves. »
Ma réponse ne lui convient pas. Je le vois dans son regard.
« Il n’y avait pas de licornes sur l’arche de Noé, affirme-t-elle. Mamie me l’a dit. »
Celle-là, il faut toujours qu’elle me mette des bâtons dans les roues. Je riposte :
« Non, mais sur l’arche de Morphée, oui. »
Elle reste dubitative. Je dois porter le dernier coup.
« Dors maintenant ! Je te raconterai l’histoire de l’arche de Morphée demain.
— Il y avait qui d’autres comme animaux ?
— Pégase, le phénix, le griffon, le gentil dragon. Elle a transformé tous les animaux normaux en animaux magiques. »
J’ai réussi à l’apaiser. Son attention est de nouveau focalisée sur la métamorphose des ombres sur le mur. Elles ne lui font plus peur. Je l’abandonne.
« Qu’est-ce que tu fabriques ? me demande ma femme.
— Elle a encore fait un cauchemar. La prochaine fois, c’est toi qui y vas. »
Elle se retourne, muette. Je tente une approche, un effleurement qui annonce mes intentions. Quitte à être réveillé, autant en profiter.
« Je suis fatiguée, il faut se reposer » réplique-t-elle.
Toujours la même histoire. Heureusement, il y a Morphée. Où en étais-je ? Ah ! oui. Je venais de perdre mon embarcation après avoir subi l’attaque d’un bateau pirate. J’allais périr noyé lorsqu’une sirène m’a porté secours. Par amour, elle était devenue superbement humaine et me faisait visiter le royaume de son père.
« C’est ma chambre, me dit-elle. Embrasse-moi. Je suis à toi pour l’éternité. »
Gloire à toi, Morphée !